Chapitre 5

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« Je pars pour les montagnes, vous feriez bien venir mon garçon. »

Les nuits dans le désert du Bout du Monde étaient toujours calmes. Quelques ivrognes arpentaient les ruelles en faisant rouler des bouteilles jusqu'aux caniveaux de la Croix d'Argent, l'endroit où les deux rues principales des Bas Quartiers se recoupaient et où la lumière de la lune sur les pavés dessinait une croix parfaite pour les habitants des hauteurs de la cité.

La maison de Willham se situait à l'embranchement Sud-Ouest. Derrière les murs en boue et en briques qui retenaient le froid de la nuit, il faisait les cents pas près de l'âtre. Six jours avaient passé depuis sa rencontre avec Ebenezer, six jours durant lesquels cent mille questions avaient germé dans son esprit et l'avaient occupé sans répit jusqu'aux premières lueurs du matin.

Le vieil homme partait en voyage et lui avait proposé de l'accompagner vers les Terres du Nord. Il avait bien entendu immédiatement refusé, l'idée de quitter son unique parent malade lui étant insupportable. Comme s'il avait su, Ebenezer lui avait donné une fiole remplit d'un liquide pourpre et, depuis ce jour le garçon en avait glissé quelques gouttes chaque matin dans le thé aux épices de sa mère. Au deuxième jour, des reflets bruns courraient déjà ses cheveux blancs, et elle recommença à coudre au troisième jour très naturellement, comme si la douleur n'avait jamais existé. Alors qu'elle faisait danser ses doigts agiles à la lueur d'une bougie, un vent humide avait traversé la ville apportant avec lui des milliers de lucioles qui éclairèrent tout Ammapolis. C'est à ce moment-là que Willham aperçu son sourire dans le reflet d'une vitre. Le sixième jour, elle lui avait dit qu'elle l'aimait et l'avait pris dans ses bras comme on regarde un enfant partir, le cœur gros comme avant.

À présent il devait prendre une décision, lui qui n'avait jamais voyagé plus loin que Minëas devait choisir s'il souhaitait suivre un inconnu par-delà les terres connues ou rester au Bout du Monde où il s'imaginait balader des touristes jusqu'à ce que son dos se courbe.

Cette perspective ne l'enchantait guère. Depuis que l'oracle s'était activé dans la paume de sa main, il sentait une force croître dans son ventre, un vide qui ne cherchait qu'à se remplir. Il se releva pour éteindre les bougies de la pièce, revêtit sa cape et balança par-dessus son épaule le sac de cuir dans lequel il avait glissé quelques effets personnels et des provisions pour la route. Il laissait à sa mère une bourse remplie de la plus grande partie de ses économies, le reste se balançait à sa ceinture. Une partie de ces pièces était destinée tout mettre en œuvre pour revenir vers elle un jour. Il se rappela un bref instant qu'il n'avait jamais appris à manier une épée, et se dit qu'il mourrait probablement avant d'atteindre la frontière du désert.

En marchant dans la nuit tranquille, il espéra qu'Ebenezer avait plus de ressources que ce qu'il ne laissait paraître et que ses connaissances dépassaient la floraison des plantes aquatiques.

Ils retrouvèrent, comme convenu, devant les portes de la cité. Ebenezer était habillé chaudement, il portait de nombreuses couches de toiles, un simple sac de cuir autour de son épaule et ne semblait pas surpris de le voir.

- Bien, bien, nous pouvons donc partir, affirma-t-il.

Willham, chercha leur caravane, mais le désert était vide et le vieil homme s'engageait déjà sur la piste de sable damé par les passages des voyageurs.

- Partir à pied ? Dit-il en s'élançant à sa suite.

- C'est ce que l'on fait avec ses pieds, mon garçon. On marche !

- Mais c'est impossible ! Personne ne peut traverser le désert des Confins à pied !

- Ce n'est pas seulement possible, je vous apprendrais aussi que c'est particulièrement vivifiant ! Rétorqua Ebenezer en accélérant la marche.

Fou. Il le comprenait tout juste, son nouveau compagnon était fou à lier.

Ils marchèrent en continuant à suivre la piste durant une journée entière sous une chaleur atroce. Willham avait beau poser un nombre impressionnant de questions, le vieil homme trouvait autant de stratagèmes pour ne pas y répondre.

Ils se reposèrent seulement quelques heures la première nuit, lorsque le soleil se coucha. Ils n'avaient toujours croisé personne sur la route principale et ils établirent un camp dans le sable plus moelleux qui bordait la piste. Ebenezer alluma un feu avec le bois d'un buisson sec qu'ils avaient trouvé en chemin et sorti de son sac un morceau de viande enroulé dans une feuille d'ocias, accompagné d'une tranche pain. Une fois la viande grillée et le repas partagé, Willham laissa aller sa tête sur le sable froid, le regard absorbé par les étoiles qui brillaient si fort. Il pensa à sa mère, mais pas trop longtemps pour ne pas se perdre en émotions.

- Où allons-nous ? Demanda-t-il pour la centième fois.

À son grand étonnement, Ebenezer sorti de sa somnolence pour enfin lui répondre.

- Nous allons vers les Terres du Nord, là où la nuit ne s'arrête plus. Dans quelques jours, vous serez là où vous devait être, et le voyage pourra enfin commencer.

Un vent d'Est souffla toute la nuit et, au petit matin, le sable avait recouvert les braises ainsi que les sourcils de Willham. Ils reprirent leur marche, Ebenezer un compas entre les mains suivit de son jeune acolyte qui peinait à avancer.

Ils relevèrent la tête un instant, un nuage de poussière derrière eux annonçait l'arrivée de caravanes, nouvelle que le jeune homme accueilli comme une résurrection. Il laissa tomber son sac au sol et fit de grands signes au convoi qui s'approchait. Il s'agissait d'une dizaine de roulottes en bois sombre tirées par des dromadaires immenses. Les animaux étaient chevauchés par des hommes et femmes aux visages cachés sous d'épais voiles blancs. Le premier conducteur tira sur les rennes en cordes et stoppa le convoi à la hauteur des deux voyageurs. Une voix rauque et lente surgit du tissu blanc comme d'une grotte.

- Miiiiinëasss ?

- Oui ! Minëass ! S'écria Willham, prêt à sauter au travers de la première porte qui s'ouvrirait.

Ebenezer avait surgi derrière lui pour le retenir par le col de sa chemise.

- C'est si gentil de vous être arrêté ! Cette ville doit être bien incroyable, mais mon neveu et moi n'avons pas besoin de vos services. Voyez-vous, nous sommes cueilleurs de baies des sables... Et c'est donc ce que nous faisons, nous cueillons des baies des sables...

- ... des sables... répéta Willham tout à fait agard.

- Et quel meilleur endroit que le désert pour cela ?

- ...le désert...

- Ne trouvez-vous pas cela tout à fait vivifiant ? Demanda Ebenezer au conducteur, un sourire rieur au coin des lèvres.

Le convoi s'était éloigné sous le soleil de plomb. Même si ses yeux lui faisaient mal, les paupières de Willham ne clignaient plus, son regard était fixé sur le compas dont l'aiguille tournait en tous sens. Ils étaient perdus.

- C'est parfait ! Dit Ebenezer. Nous y sommes presque. Dépêchez-vous, il va bientôt faire chaud et mes articulations commencent à grincer.

Il se lança alors dans l'ascension d'une immense dune blanche, c'était la première fois qu'ils s'éloignaient de la piste. Willham le regarda un moment faire des zigzags comme une bête folle, avant de se décider à le suivre, que faire d'autre après tout ? La montée était raide et, à chaque mètre gagné, le sable faisait glisser le garçon de la moitié de cette distance. Il ne pouvait s'empêcher de penser aux autres dunes qui succéderaient à celle-ci.

Il y en eut en effet quelques-unes, quatre pour être exacte. Cependant, Ebenezer finit par stopper sa course au sommet de la dernière et, lorsque Willham le rejoint, il comprit pourquoi. En dessous d'eux, un large tourbillon emportait le sable dans les entrailles du désert, il était impossible de traverser sans se faire engloutir.

- Je vous en prie, retournons à Ammapolis ! C'était en effet vraiment très vivifiant, mais je crois que nous ne pouvons plus avancer, supplia le jeune homme en essayant de reprendre sa respiration.

- Qui vous parle d'avancer ?

Il ne sentit pas les mains d'Ebenezer le poussant dans le vide, juste la force du sable qui l'emportait et, juste avant que tout devienne noir, aperçut l'ancien qui le saluait du haut de sa dune.

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⏰ Last updated: Dec 30, 2023 ⏰

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