Chapitre 1

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À vingt ans, Sadie inventait des scénarios alternatifs dans lesquels elle se sortait de situations invraisemblables sans une égratignure. Par exemple, elle s'imaginait saisir un colt 1849 pocket caché sous ses jupons et sortir de la diligence, arme à la main, pour faire fuir les bandits qui les attaquaient. En réalité, la jeune femme était prostrée sur la banquette, terrifiée par les bruits qu'elle entendait à l'extérieur. Des coups de feu. Une empoignade. Le hennissement terrifié du cheval. Ses sabots qui claquaient sur le bois du pont. Puis le silence. Ce fut cela qui l'angoissa le plus.

Elle entendit le bruit mat d'un corps qui tombe sur le sol, inanimé. Mort, songea-t-elle. Un horrible pressentiment la saisit. Des pas lourds se rapprochèrent de la portière. Le cliquetis d'une arme que l'on recharge résonna. Sadie savait qu'il était trop tôt pour qu'elle meure. Elle n'avait encore rien vécu, bon sang !

La colère la submergea. Elle en voulut à ses parents. Ils l'avaient arraché à sa vie new yorkaise, à ses amies, à la sécurité de la grande ville, pour la plonger sans ménagement au cœur d'un bayou immonde, et tout ça pour quoi ? Quelques pièces d'or ? Un trou dans le sol rempli de liquide noir ? L'idée de participer à quelque chose de plus grand ? La conquête de l'Ouest ! Ah ! Voilà donc comment cela se terminerait pour la jeune femme : assassinée dans un bayou nauséabond, en pleine nuit, seule.

Cette pensée réussit à la réveiller. Elle s'arracha à la torpeur qui paralysait son corps et se précipita vers la portière. Derrière la fenêtre, elle aperçut la silhouette massive d'un homme qui se découpait dans la lumière de la diligence. Son chapeau à larges bords masquaient son visage. Sadie ne prit pas le temps de réfléchir. Elle poussa le battant avec autant de violence dont elle était capable. Le bandit - car elle avait bien compris qu'il s'agissait d'un voleur - la percuta. Il trébucha et tomba en poussant un juron à faire rougir une putain. Sa victime ne prit pas le temps de s'assurer qu'il était bien assommé : elle s'enfuit. Serrant ses jupons au-dessus de ses chevilles pour éviter de tomber, elle sauta du pont.

Il n'était pas haut. En réalité, il avait été placé là pour offrir un passage sec et propre aux chevaux et diligences qui arpentaient la région de New Valentine. Sadie s'élança dans l'eau. Celle-ci lui arrivait jusqu'à la taille. À la lueur tremblante des lumières accrochées au véhicule, la jeune femme remarqua les lentilles vertes qui affleuraient à la surface. Elle continua son avancée, l'estomac noué par la peur.

— Reviens ici ! hurla une voix dans son dos.

Elle entendit un grand bruit d'éclaboussure. Le bandit avait sauté dans l'eau à son tour. Sadie coula un regard terrifié dans son dos. Elle eut l'impression que son cœur cessait de battre. La silhouette immense d'un cheval se découpait dans la pénombre ambiante. Avec ses quatre pattes puissantes, il la rattrapait rapidement. La jeune femme agita les bras dans l'espoir d'avancer plus vite. Elle entendait le souffle de l'animal, dans son dos. Il trépignait, pas rassuré pour un sou, et Sadie se souvint soudain pourquoi.

Elle aperçut un mouvement à la surface de l'eau qui n'avait rien à voir avec les remous provoqués par leur course poursuite. Elle avait lu que des alligators vivaient dans le bayou, et l'un d'entre eux les avait repéré. La jeune femme accéléra le mouvement.

La lumière de la diligence avait disparu. Pour se repérer, il ne lui restait plus que la lueur argentée de la lune qui peinait à se frayer un passage entre les arbres gigantesques du bayou. Sadie avisa un espace, sur sa gauche. Les troncs s'espaçaient, et elle voyait de l'herbe qui ondulait sous le vent. Elle en fit son objectif. Avec un peu de chance, l'alligator jetterait son dévolu sur le cheval, considérant qu'il y aurait plus à manger sur lui que sur la faible femme qu'elle était.

— Avance, stupide canasson !

Sadie ne ralentit pas. Tant mieux si l'animal lui donnait du fil à retordre, qu'il continue ! Elle gagna la berge, haletante. Ses poumons lui hurlaient qu'il était temps de s'arrêter, mais son cerveau l'incitait à avancer toujours plus. Gagne la route, fais-toi aider. Seule, elle ne pouvait rien faire.

La Fiancée de la LuneWhere stories live. Discover now