L'aventure de l'insaisissable Alba

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La petite Alba se plaisait particulièrement au milieu de la végétation qui chatouillait gentiment l'ensemble de son corps lorsqu'elle se promenait dans les vastes prairies qui jouxtaient sa maison. Elle connaissait bien les champs et les diverses herbes et fleurs qui les composaient : achillées, reines-des-prés, pâquerettes, coquelicots, centaurées et arnicas n'avaient plus aucun secret pour elle. À l'aube de sa troisième année, elle avait toujours autant de mal à percevoir le paysage au-delà des herbes hautes et pensait qu'elle ne grandirait jamais plus. Elle essayait bien de sauter pourtant, le plus haut possible, mais tout ce qu'elle pouvait voir était les graminées fines et linéaires qui s'élevaient vers le ciel.

Mais un jour, lors de l'une de ses sorties après sa sieste journalière, elle aperçut que quelque chose avait changé. Elle se faufilait avec aisance au milieu des fleurs en sautillant comme à son habitude. Au loin, elle vit que les herbes s'agitaient de plus en plus, comme si elles étaient secouées brutalement par un fort vent du sud qui venait dans sa direction. Le petit corps d'Alba se raidit alors d'un coup sec et elle retint son souffle. Que se passait-il donc ? Était-ce donc cela la peur ? Certes, elle en avait déjà entendu parler, mais ce sentiment lui était complètement étranger. Elle en était désormais certaine, quelque chose venait vers elle. Si Alba était sûre d'une chose, c'est qu'il ne fallait pas fuir le danger.

Sa grand-mère lui avait toujours répété qu'il était important d'être toujours poli lorsque l'on rencontrait quelqu'un et de ce fait, elle sautait toujours au cou de quiconque dont elle croisait le chemin. Cependant, elle ne partageait pas vraiment son avis et savait qu'il était dangereux de faire confiance aussi librement au premier ou à la première venue. Si Alba était plus méfiante, c'est qu'elle tenait cela de sa mère qui lui répétait constamment avec vivacité que tout ce qui brille n'est pas or.

Alba décida cependant de prendre son courage à deux mains, bien que celui-ci était bien maigre, et décida de se tapir près d'un buisson d'anthrisque sauvage. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre qu'une immense silhouette interminable se dirigeait vers elle avec ardeur. Ce monstre, ce titan, cette colossale brute engloutissait tout sur son passage : grandes ciguës, carottes sauvages, marguerites, orties, tout disparaissait sous son poids. Qu'adviendrait-il de la filiforme Alba s'il croisait son chemin ? Sauterelles, criquets et quelques pauvres abeilles qui avaient été dérangées lors de leur butinage voltigeaient tous azimuts pour essayer d'échapper à l'ignoble masse.

Recroquevillée et fermant les yeux, Alba croupissait avec patience dans l'attente de sa propre fin alors que toute la faune environnante semblait lui implorer de fuir. L'orage grondait au loin. Elle se dit que c'était le moment de revenir, de courir entre les herbes pour rentrer chez elle avant que le féroce monstre ne s'empare d'elle et la piétine, comme tant de fourmis, de coccinelles, de punaises et de gendarmes qui avaient déjà disparu dans sa course effrénée. Ses pattes bourrues faisaient maintenant trembler le sol et tout son corps s'affola. À quelques centimètres d'elle, l'épouvantable masse continua son chemin d'un pas décidé. Alba, entrainée par une énergie nouvelle et accrocheuse, se résolut à faire face en s'élançant vers la bête. Avec pour seul compagnon son plus grand courage, elle se précipita la tête haute, les yeux perçants et les membres tendus vers l'inconnu. Elle réussit à se rattraper de justesse à une épaisse touffe de poils, non sans mal, mais la créature ne sembla même pas remarquer sa présence, ce qui aurait presque pu la vexer vu la dangerosité de la situation. Lors de ces quelques secondes d'apaisement, elle se mit à imaginer la réaction de sa mère et de sa grand-mère. Serait-elle punie pour avoir transgressé les règles ou au contraire, seront-elles fières de son impétuosité ? Même si elle n'était pour l'instant pas capable de définir avec exactitude dans quelle situation elle allait se retrouver plus tard, elle s'était rendue à l'évidence que le danger la faisait frissonner.

Une pluie intense tombait à présent et Alba, qui s'accrochait tant bien que mal aux poils de l'animal, avait du mal à trouver son équilibre face aux multiples secousses qui l'ébranlaient. Sa fourrure était tellement dense qu'elle décida de s'enfoncer en son creux jusqu'à ce que l'averse se calme. Épuisée par cette aventure, elle se laissa délicatement porter par le sommeil dans une atmosphère d'une douce chaleur et d'une humidité certaine. À son réveil, elle put percevoir que son environnement avait changé. Une douce odeur de feu de bois et de civet émanait de l'extérieur et la pluie avait cessé. Que la petite Alba avait chaud dans ce nid douillet ! À vrai dire, elle avait sûrement perdu la notion du temps et se surprit même à oublier sa famille, qui attendait sûrement son retour avec hâte. Agglutinée au milieu du pelage de la bête, Alba éprouva d'un coup une sensation étrange, qu'elle avait très peu connue jusqu'alors. Son ventre commença à la chatouiller et lui fit curieusement mal. L'odeur du ragoût qui mijotait sur le feu y était-elle pour quelque chose ? Ses sentiments étaient contradictoires et elle avait encore beaucoup de mal à réellement comprendre ses besoins et ses envies. Mais si elle savait bien une chose, c'est qu'il fallait toujours suivre son intuition !

Le temps fila comme l'éclair et Alba ne se décida pas à quitter le monstre, qui était devenu son refuge. Elle aimait flâner sous son flanc, au creux de ses aisselles, et appréciait même de grimper jusqu'à ses oreilles par beau temps pour voir le paysage d'un œil nouveau. Le soleil brillait de mille feux dans la campagne et les herbes montaient en graines, déjà asséchées sous la fournaise implacable. Les jours étaient bien doux pour Alba qui s'épanouissait chaque jour un peu plus.

Alors qu'un avenir radieux semblait l'attendre, la triste fin d'Alba eut lieu un matin de septembre. Plongée au beau milieu de sa routine quotidienne, ce qui signifiait dormir et se nourrir, la lumière du jour la transperça et elle aperçut une masse difforme se diriger vers elle avec un crochet en plastique. Elle se doutait bien que cette vie ne pouvait pas être éternelle, même pour une petite tique.  

L'aventure de l'insaisissable AlbaWhere stories live. Discover now