Prologue

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Abords de Canyon Lake – État de Washington

Juillet 2014

Kieran


Un râle inhumain, profond, me réveilla au cœur de la nuit. À côté de moi, Blake remua aussi.

— C'était quoi ? chuchota ma petite sœur.

La peur imprégnait tellement sa voix qu'elle en avait perdu toute chaleur. La mienne resta bloquée dans ma gorge. Si camper dans un coin isolé de la forêt nous permettait d'entretenir notre lien avec la vie sauvage, cela nous exposait aussi à ses dangers, même les plus secrets.

— Kieran ?

— Je ne sais pas.

Blake se redressa pour mieux écouter. Instinctivement, je l'imitai, décuplant mon ouïe en éveillant ma nature double de loup. Une légère brise faisait frémir la toile de notre tente, mais il n'y avait ni bruit d'insecte ni chant d'oiseaux nocturnes.

Ce n'était pas normal.

Une branche lourde cassa quelque part, nous faisant sursauter tous les deux. Ma sœur se saisit d'une lampe avec l'intention de sortir voir. Je n'eus même pas le temps de la retenir.

— Putain, Blake..., maugréai-je en la suivant.

Autour de nous, la forêt élevait ses arbres comme des pals menaçants au pied desquels la silhouette athlétique de Blake avait tout d'une brindille. Sous la faible lumière de sa lampe, on distinguait à peine leurs branches massives.

À cet instant, la brise devint glaciale et charria une épaisse odeur de sang.

Nous n'étions pas seuls.

Je pivotai dos à ma sœur, scrutant avec attention la noirceur entre les troncs. Les rayons de la pleine lune ne parvenaient pas jusqu'ici, arrêtés dans leur course par la frondaison généreuse de cette cathédrale végétale.

— Kieran, tu vois quelque chose de ton côté ?

— Non.

Blake et moi avions beau être des métamorphes naturels à moitié loups, notre capacité sensorielle restait diminuée sous forme humaine, et sans connaître la nature de ce qui nous guettait, il était hors de question de tenter une transformation maintenant.

— Blake, y'a..., commençai-je en me tournant dans sa direction.

Je me figeai de terreur, le souffle coupé.

— Quoi ? me pressa-t-elle au trois quart tournée vers moi, sa lampe toujours braquée sur les entrailles de la forêt.

Le halo du faisceau effleurait l'énorme faciès émacié et cauchemardesque d'un ijiraq. Son immense corps squelettique recroquevillé se déplia dans la hauteur ténébreuse des cimes.

— Ijiraq, murmurai-je.

La gueule ensanglantée du monstre laissa échapper une goutte de sang qui s'écrasa sur l'épaule de Blake. Elle y jeta à peine un regard avant de me faire face d'un air déterminé. Je savais ce qu'elle voulait faire. Si elle bougeait trop tôt ou trop tard, elle n'échapperait pas aux griffes démesurées de la créature. Ce serait à moi de lui donner le signal de départ puisque j'étais le seul de nous deux à avoir un visuel sur le prédateur.

Un mouvement soudain dans mon dos me paralysa d'angoisse. Je vis aux yeux terrifiés de ma sœur que ce qui venait d'y apparaître nous laissait peu de chances de survie. Le râle guttural du second croque-mitaine le confirma. Son haleine chaude aux relents de chair décomposée m'enveloppa. Je retins de justesse un haut-le-cœur.

Notre porte de sortie s'était refermée.

Pourtant, nous avions encore un espoir. L'ijiraq avait beau être répugnant, il n'en restait pas moins un être vivant comme un autre. Si ces deux-là n'étaient pas en chasse, ils finiraient par partir à la condition que nous restions immobiles. Dans une région densément boisée cachant les derniers géants du monde, chaque métamorphe était préparé dès l'enfance à la possibilité de se retrouver face à face avec ces créatures d'un autre âge. On nous apprenait à les craindre, à les fuir, parfois à les combattre, mais d'abord à les respecter car la forêt leur appartenait autant qu'à nous.

Ce soir, je regrettais de ne pas savoir les combattre car l'ijiraq de Blake abattit sa main sur elle.

— Gauche !

Je m'élançai en courant au moment où elle sautait dans la direction indiquée. Elle roula sur le sol puis se servit de son élan pour se redresser sous forme de louve.

Les ijirait nous prirent en chasse.

Le vent sifflait à mes oreilles lorsque j'atteignis ma vitesse maximale, pourtant il faisait trop noir pour me permettre de la maintenir : dans ma fuite, une racine proéminente me fit chuter. Je tombai à quatre pattes sur le sol sous mon apparence animale avant de repartir comme une flèche. Je sautai de rochers en souches jusqu'à rattraper Blake dont le pelage clair se détachait mieux dans la nuit que ma fourrure sombre. Dans notre dos, les monstres se frayaient un chemin en écartant les troncs dont certains se fracassaient sur la pierre.

La langue pendante et la respiration courte, Blake et moi bifurquâmes plusieurs fois sinon pour perdre nos poursuivants du moins pour les ralentir. Nous crûmes y parvenir jusqu'à ce qu'un affleurement nous barre le chemin au détour d'un sentier : un cul-de-sac. Nous fîmes volte-face. Les monstres étaient déjà sur nous. Vifs, nous filâmes vers eux, bien décidés à mettre notre petite taille à profit en nous glissant entre leurs jambes squelettiques. Seulement, eux aussi étaient rapides.

Le premier coup fut pour Blake. La créature la projeta contre la paroi rocheuse. J'entendis son couinement avant de sentir une masse dure percuter mon torse. Je roulai sur plusieurs mètres, heurtant cailloux et racines, jusqu'à ce que mon corps lourd s'immobilise, écrasé sur le sol par la douleur et une conscience vacillante. Non loin de moi, Blake ne bougeait plus. Je puisai dans mes dernières ressources pour reprendre forme humaine et me traîner vers elle à la force de mes bras. La paume d'un ijiraq me cloua par terre à ce moment-là, menaçant de me briser les os à la moindre pression.

Un liquide chaud coulait de mon crâne. Bientôt, le manque d'air brouilla ma vision. Les sons tombèrent dans des graves horribles, s'étirèrent, se mélangèrent. Je ne sentais rien d'autre que la terre contre laquelle j'étais maintenu prisonnier, et cette peau glacée qui pressait ma cage thoracique. Une côte flottante cassa, ravivant ma conscience par la souffrance qu'elle répandit dans mon organisme.

Soudain, les monstres s'agitèrent, nerveux. Ils cherchaient avec frénésie la source de leur peur. Ne la trouvant pas, ils paniquèrent, puis s'enfuirent.

La pression envolée, j'inspirai à m'en faire mal. Blake était toujours inconsciente. Quelque chose se pencha sur elle à cet instant, quelque chose qui ne ressemblait à rien tant ma vue était mauvaise et floue. Ça avait la silhouette d'un homme sans en être un, et c'était fait de pierre. Je le vis secouer Blake, puis une lueur s'échappa de ma sœur pour le frapper de plein fouet. La surprise lui arracha un cri minéral.

— La touche pas...

Ma bouche pleine de sang m'empêcha d'élever la voix. Dans un ultime effort, je me redressai, armé d'une branche morte que je brandis en m'approchant de l'inconnu. Un objet froid comme la pierre me repoussa au moment où la même lueur passa de mon torse à celui de l'être étrange sans visage. Avait-il seulement une tête ? Je ne sus le dire, car je perdis connaissance.


Je repris conscience une fraction de seconde plus tard. Des dizaines de faisceaux lumineux quadrillaient la forêt. L'étrange créature s'enfuit à son tour, laissant la voie libre jusqu'à ma petite sœur. Il me suffit de tendre le bras pour perdre mes doigts dans sa fourrure dense.

— Un homme à terre ! cria quelqu'un.

Des bruits de course se rapprochèrent. Une femme vêtue de noir se pencha sur moi. Je ne vis de sa tenue que le blason représentant deux chevaux.

— Ne vous inquiétez pas, on s'occupe de vous.

Et je m'évanouis.

Le Souffle du loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant