Un artiste qui dort

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    Durant les jours qui ont suivi, je suis resté cloitré dans ma chambre, effaré et malade. Il fallait absolument que je me remémore ce matin pluvieux où j’avais laissé entrer dans mon âme cette lumière qui me sauva. Je dois avouer que l’inconnu de la gare, de quelque façon qu’il fut, m’avait troublé, brutalisé, enlevé, élevé. Je ne pensais plus qu’à cela, qu’à cette sensation déstabilisante dans le fait de rencontrer une personne extraordinaire à un moment où tout ce qui comptait, c’était de quitter le monde pour toujours. Je l’admirais pour sa distinction et d’avoir sauvé cet enfant insauvable que j’étais, mais je le détestais tout autant de l’avoir fait. 

Je me souvenais de son regard… son regard parmi la foule de gens pressés, étranger parmi les autres. Mais pourquoi lui ? Pourquoi pas un autre ? J’habitais désormais mon corps et mon âme lui voulait du bien. Cet homme m’avait transformé. Dès lors, j’avais une quête : il fallait que je le retrouve pour comprendre la raison pour laquelle il m’avait ramené à la vie. J’étais enfin prêt pour l’amor fati. 

Bientôt, j'ai recommencé à sortir. Ce fut un dimanche de printemps vers dix heures que je revis l’homme aux yeux noirs.

J’étais assis sur un banc près d’un port, feuilletant un journal qui m’avait été vendu à la criée par un gamin. J’avais déjà croisé cet enfant à plusieurs reprises, cela faisait au moins un an qu’il avait été employé par le patron de presse siégeant place Michel-Ange. Ce dernier avait tout ce qui me fascinait dans la jeunesse : ses gestes étaient légers et grâcieux comme ceux d’un danseur étoile. Vêtu de sa tenue blanche, il ressemblait au cygne blanc de Tchaïkovski. J’avais été voir ce ballet avec mes sœurs et ma mère lorsque j’étais plus jeune ; depuis, je n’avais jamais osé demander à mes parents de m’inscrire à des cours de danse, mais alors je dansais souvent seul dans ma chambre. Quelque part, ce petit me rappelait l’un des meilleurs moments de mon enfance, mais cela représentait aussitôt pour moi la réminiscence de la douleur. Ainsi, je détachais inconsciemment et soudainement mes pensées de ses mouvements élégants, pour m’attarder une seconde sur son sourire de saint et sur ses mots ingénus, bavards et intelligents. Voilà ce que c’était pour moi l’enfance : tel un fragile et si beau murmure, la tendresse d’un corps, la sincérité d’un regard, et la candeur d’une parole. Les enfants ont selon moi quelque chose d’indélicatement parfait. 

Dans les journaux on commençait à parler des camps de Dachau, d'Oranienburg ou encore de Colombia-Haus, destinés à incarcérer les opposants de l'idéologie nationale-socialiste. Ils faisaient une belle promotion de ces endroits, laissant croire que les détenus en ressortaient “rééduqués”. Moi, je préférais ne pas trop lire ce genre de nouvelles, j’en entendais assez à la maison et quand je passais devant les bars de la belle avenue Victor-Hugo. Ça faisait flipper. On ne parlait plus que de ça et au fond je crois qu’on n’y comprenait pas grand chose.                                                            

Comme toujours, l'enfant-cygne était un bon commerçant, il réussit contre mon gré à me mettre le journal dans les mains et à extirper de mes poches quelques francs. C’est à ce moment, tandis que je lisais les informations, que j'ai aperçu l’homme de la gare. J’avoue avoir ressenti un certain soulagement ; je craignais que le jour où je l’avais rencontré il ne prenne le train en direction de Paris pour rentrer chez lui. Si tel avait été le cas, je n’aurais jamais pu découvrir pourquoi il m’avait fait ressentir quelque chose d’aussi fort. Cela me donna davantage d’espoir dans ma quête. Je commençais à voir comme une évidence le fait de se rencontrer. De plus, c’était toujours dans les moments où je me sentais terriblement seul, et terriblement triste. 

Quand je l’ai vu, j’ai tout de suite su qu’il était d’ici. Il était à vélo et paraissait immense sur celui-ci ; ses genoux étant anormalement pliés, ils touchaient son buste presque à chaque fois que les pédales faisaient le tour du cadran. Dévalant tranquillement une venelle dont j’ignorais le nom, il avait abandonné son petit véhicule près d’un rocher où n’importe qui aurait pu lui voler, mais cela ne semblait pas l’inquiéter. Il s’est dirigé vers une étroite plage pour rejoindre deux jeunes personnes qui bronzaient sous le soleil matutinal glacé ; ce garçon ne marchait pas, il flottait et en cela me rappelait le danseur étoile qui distribuait les journaux. 

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