60. Jeu de piste

Depuis le début
                                    

Ubis ne serait sans doute plus au Musée – il devait envisager le risque que Laura l'ait trahi, volontairement ou pas – mais la jeune femme s'y dirigea néanmoins en priorité. Armée d'une pince coupante et d'une lampe de poche puissante, elle s'accroupit devant le soupirail qu'elle avait emprunté la veille et réalisa qu'il était ouvert. Sans doute un mauvais signe mais elle se glissa quand même à l'intérieur.

Dans le faisceau de la torche, les coulisses du Musée révélèrent leurs étagères, bibliothèques, cartons, présentoirs et autres paquets difformes, couverts de papier bulle, toile de jute et bâches en plastique. Sans son guide, s'orienter dans ce fatras révélé s'avéra moins évident qu'espéré. La veille, perturbée par des émotions chaotiques, elle avait peu prêté attention au parcours qu'ils avaient effectué dans le noir. Après avoir débouché dans une salle dédiée à la civilisation chinoise, puis dans un amphithéâtre, Laura dénicha le plan du Musée sur son site internet, ce qui lui permit, enfin, de trouver l'aile égyptienne.

Déserte, bien sûr.

Elle appela Ubis à mi-voix, balaya les lieux de son cône de lumière, puis retraça son chemin en sens inverse, avec plus de facilité cette fois. Elle consulta son plan une fois de retour sous la lueur des réverbères, sans déception particulière. Elle ne s'était pas attendue à le trouver dès le premier essai.

L'ambassade d'Égypte était trop bien protégée pour qu'elle puisse s'y introduire. Elle ne resta d'ailleurs pas longtemps à proximité, inquiète d'attirer l'attention des caméras ou des gardes de sécurité qui patrouillaient dans le jardin. La boutique du premier antiquaire était minuscule et Laura mit les mains en visière pour regarder à travers la vitrine, vers les profondeurs. Un système d'alarme clignotait sur la façade, peu surprenant vu les prix affichés sous les quelques objets exposés à la rue. Surprenant que rien de ce genre ne se soit déclenché au Musée, tout bien réfléchi. 

Ubis possédait-il des pouvoirs magiques qui lui permettaient de neutraliser ce genre de dispositif ou était-il soumis au même genre de limitations que les êtres au sang rouge ? Laura n'en avait aucune idée. C'était un Dieu des Morts. Il n'avait probablement rien à faire parmi les vivants. Son job, c'était de peser les âmes ou les coeurs, quelque chose comme ça, puis de faire traverser le fleuve aux trépassés. Ou d'ouvrir les portes. Non, elle mélangeait sûrement. Sans doute aurait-elle dû consacrer une partie de ses recherches à mieux l'appréhender, mais elle n'en avait pas eu envie. Pas du tout.

Ubis était médecin légiste, un gars plutôt sympathique, à l'humour noir, aux idées parfois un peu dépassées – une caractéristique qu'il partageait avec sa Némésis, qui aimait le cacao, les chats et les maisons désordonnées. S'il était, en plus, un dieu, soit. Ce n'était pas le plus important, si ?

Elle rejoignit la place où se dressait un obélisque chapardé au loin, traversa entre deux voitures pressées, et s'appuya au parapet de pierre qui encerclait le vestige. Elle jeta un oeil dans la fosse à la base du pilier de granit mais personne ne s'y cachait, puis reprit son plan virtuel. Son téléphone l'informa qu'il était déjà minuit.

Sa prochaine étape était l'université, puis elle passerait par la maison d'Ubis, qui regorgeait elle aussi d'objets susceptibles de le cacher. Elle songea que Michael était peut-être perturbé par toutes les sources païennes, pas seulement celles issues de la religion égyptienne. Après tout, selon Ubis, il rangeait toutes les entités problématiques dans le même sac, estampillé : à décapiter d'urgence. Si c'était le cas, elle ne le retrouverait jamais. Il ne fallait même pas y songer.

Elle procéda à quelques étirements, s'ouvrit une bouteille de boisson énergisante et en avala la moitié d'une seule traite. Ensuite, elle quitta son muret pour regagner le trottoir. Un livreur en mobylette manqua la faucher, surgissant sans prévenir d'une rue à sens interdit, mais elle l'esquiva d'un bond et le gratifia d'une bordée d'injures bien sentie.

Son téléphone, alarmé, vibra contre sa fesse gauche. Elle contempla l'écran avec inquiétude, mais ce n'était pas Celarghan.

— Laura, qu'est-ce que tu fais, au juste ?

Petit miracle.

— Je te cherche. Est-ce que tu me surveilles ? Où es-tu ?

Elle jeta un regard circulaire autour d'elle mais ne vit personne répondant à son signalement dans la lueur des lampadaires.

— Il me semblait t'avoir conseillé de rester avec Michael !

— J'ai besoin de réponses et tu es le seul à pouvoir me les donner.

— Ce n'est pas sérieux. Je t'en ai déjà beaucoup trop raconté. Tu te mets inutilement en danger.

Et toi par la même occasion, songea-t-elle. Raison pour laquelle tu me suis.

— Dis-moi où tu es.

Son soupir siffla à ses oreilles.

— N'as-tu vraiment aucun souci de ta propre survie ? s'exclama-t-il.

C'était le moment de le baratiner, et Laura prit une profonde inspiration.

— Écoute, à l'heure actuelle, Michael est focalisé sur toi. Il pense que... tu es responsable pour les foies. Il ne croit pas à la présence d'un second tueur... Il risque de t'éliminer puis de partir. Si tu veux que j'oriente sa traque, j'ai besoin de plus d'éléments.

Le silence lui répondit.

— Tu plaisantes...

— Il dit qu'il ne peut pas se soucier de tous les petits criminels qui sévissent dans le pays, qu'il a autre chose à faire. Peut-être qu'il estime qu'un simple démon, c'est indigne de ses compétences. Ou peut-être que New Tren est tellement... bruyante... qu'il ne parvient pas à l'entendre. Je sais que tu as couvert cette ordure mais si tu veux qu'il soit arrêté – et tu le veux, Allan, n'est-ce pas ? – tu dois m'en dire plus.

Un nouveau silence.

— Retrouve-moi à la morgue.

— À la morgue ? De l'Institut ?

— Oui.

Il coupa aussitôt la communication. Laura adressa un sourire satisfait au petit rectangle de lumière : la promenade avait porté ses fruits. Elle héla aussitôt un taxi.


Comme toujours, quelques lumières persistaient dans les hauteurs de l'Institut, oubliées par des techniciens distraits. Laura traversa l'esplanade à grands pas, scrutant les ténèbres. Ubis était peut-être déjà à l'intérieur : il connaissait bien le bâtiment et ses différents accès. Mais s'il avait conservé son badge, s'il s'en était servi, il apparaîtrait dans les listings de la sécurité. Sans parler des images des caméras de surveillance. On n'entrait pas dans cet endroit bourré de preuves incriminantes comme dans un moulin.

En approchant de l'entrée ténébreuse, Laura sentit l'appréhension gonfler en son sein. Ubis avait manqué la tuer et l'avait épargnée parce qu'elle le maintenait en vie. C'était une vérité désagréable à laquelle elle ne voulait pas trop songer. Ses intentions semblaient avant tout égoïstes. Peut-être se méprenait-elle sur ses priorités.

C'était trop tard, elle avait rendez-vous.

La lumière automatique du porche se déclencha dans son cliquetis ordinaire. Juste devant les portes, couché, se trouvait un grand chien noir, aux oreilles dressées, au museau effilé.

— Tu te fous de moi, murmura Laura.

L'animal se contenta de se lever et de la fixer de ses yeux sombres, aux reflets rouge et doré. Une partie d'elle lui soufflait de s'enfuir en courant, le plus loin possible, l'autre avait envie de poser la main sur sa tête pour le caresser.

— Je suis sûre que les animaux sont interdits dans l'Institut, annonça-t-elle, d'une voix qu'elle espérait ferme malgré le choc.

Le chien noir, silencieux, presque immobile, se contenta d'incliner la tête, comme en attente de sa décision. Elle nota qu'il ne remuait guère la queue, puis glissa son badge dans la fente, et les portes s'ouvrirent en chuintant.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant