31. L'antre du loup, de nuit

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 Contre toute attente, Sam accepta la première excuse venue, sans polémiquer. Il avait du travail à terminer à la rédaction qui l'occuperait jusque tard dans la nuit. Tant que Laura promettait de prendre un taxi pour rentrer, à une heure décente, il s'estimerait satisfait. La jeune femme ne se leurrait pas, cependant : dès qu'il apprendrait qu'Ubis était suspecté de meurtre, il changerait d'attitude, et il chercherait à la joindre. Elle décida d'éteindre son téléphone jusqu'à nouvel ordre. Une chose à la fois, elle gérerait les retombées en temps utiles.

Aussi, à vingt-et-une heures, dans les ténèbres et sous un crachin glacial, Laura se trouvait en tenue d'intervention derrière la maison d'Ubis, prête à l'escalade. Elle s'était introduite dans les jardins à l'autre bout du pâté de maisons et avait profité de l'ombre sans la moindre inquiétude. À l'abri dans leurs foyers, les gens ne voyaient pas grand-chose au dehors, devinaient les chats et les arbres secoués par le vent, mais refusaient d'y reconnaître davantage. Ubis vivait dans un beau quartier très vert, et les jardins étaient riches en recoins touffus, buissons replets et statues moussues ; sa progression avait été aisée et elle contemplait la façade arrière du petit manoir avec calme.

L'état de la maison était aussi pitoyable à l'arrière qu'à l'avant et, bien sûr, les policiers avaient scellé la porte de la cuisine. Escalader les gouttières semblait risqué au vu de leur vétusté, mais les moulures offraient de nombreuses aspérités, une voie royale pour atteindre le premier étage.

Laura s'apprêtait à grimper lorsqu'elle avisa une petite fenêtre à hauteur d'épaule, dans le mur sale d'une dépendance. Elle frotta la poussière de son poing ganté et découvrit un garage, qu'elle reconnut à la forme effilée d'une voiture dissimulée sous une bâche. Le passage était étroit mais Laura avait les avantages de sa taille moyenne et d'un entraînement rigoureux, trop rarement sollicité.

Elle procéda à quelques étirements au milieu des ronces folles puis s'attaqua à la fenêtre. Elle n'était pas verrouillée et Laura la fit simplement pivoter vers l'extérieur où elle la fixa au mur à l'aide d'un morceau de fil de fer. Du bout des doigts, elle vérifia qu'aucun éclat ne dépassait du châssis et ne risquait de la blesser lors de sa contorsion.

Ensuite, en prenant appui sur le bord du toit, elle passa les pieds et les jambes dans le trou et pénétra à l'intérieur jusqu'aux hanches. Elle contracta ses bras, fit pivoter son bassin pour le faire correspondre avec la diagonale de l'ouverture puis elle força un peu. Sa nuque l'élança, vestige d'une autre nuit, et elle grommela en pensant aux nouvelles contusions qu'elle allait récolter dans l'aventure. Ses pieds touchèrent le sol et le reste suivit facilement.

À la lueur d'une torche, les ombres s'effacèrent. La bâche qui recouvrait la voiture avait été à demi-retirée, révélant une improbable traction avant du siècle passé. Monstre noir et obsolète, sa carrosserie rutilait dans le faisceau de la lampe, comme astiquée une minute plus tôt. A l'intérieur, derrière des vitres parfaitement propres, on devinait le revêtement en cuir rouge des fauteuils, le tableau de bord minimaliste, le volant sombre. Laura se demanda si elle roulait encore. Bien sûr, Ubis n'avait pas pris la fuite à son bord. On pouvait difficilement faire moins discret.

C'était une facette surprenante de sa personnalité : il n'avait jamais semblé intéressé par l'automobile et celle-ci devait nécessiter un entretien minutieux. Laura haussa les épaules : en réalité, elle ne savait absolument rien de lui, en dehors de ses compétences professionnelles et de ses poumons moribonds.

Debout à côté de son dinosaure mécanique, Laura se demanda où il était. Ce qu'il faisait. S'il était inquiet, triste, furieux. S'il avait des remords. Elle soupira et porta une main incertaine à son front. Elle n'avait pas senti l'affliction ramper mais cette dernière l'avait trouvée, se glissant sous la porte, dans la poussière, pour venir la saisir dans l'antre même du traître. Elle devait absolument se garder de ses émotions.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Where stories live. Discover now