23. Confrontation

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Deux ans plus tôt, Stan Feber, un ingénieur de la Société, avait été égorgé par un pit-bull récalcitrant qui voulait bouffer un petit chat. Un agent à la morgue pour rien, parce qu'il avait pensé pouvoir mater un gros chien à mains nues. Depuis, Laura était toujours armée et son arme toujours chargée. Elle n'avait pas l'intention de se faire crever les yeux par un matou blessé.

Doucement, elle avança vers les deux silhouettes, celle qui gisait sur le sol et celle qui était accroupie à ces côtés. Viser dans le noir n'était pas sa spécialité, mais les nuages orange, chargés des lueurs de la ville, avaient chassé la nuit à tout jamais. Elle se débrouillerait.

L'adrénaline saisit son organisme et échauffa ses tempes, sa prise sur la crosse de son arme s'humidifia, alors que son cœur battait désormais la chamade, un tintamarre dans ses tympans. Etait-il possible que la chance tourne enfin ?

La situation n'était pas claire, cela aurait pu être n'importe quoi, n'importe qui, mais elle avait envie d'y voir ce qu'elle cherchait, désespérément, depuis des semaines.

Toutes ces semaines à ne rien faire, bavarder, bavarder encore, faire l'amour et grommeler.

Quand elle ne fut plus qu'à une demi-douzaine de mètres, elle se campa fermement sur ses jambes, aligna son tir et compta jusqu'à trois.

— Police ! Debout, les mains levées ! s'exclama-t-elle de sa voix d'intervention, sa voix forte et dominante, qui ne s'en laisse pas conter.

L'homme ne sursauta même pas. Il se contenta de se redresser lentement, le trou noir qui lui servait de visage fixé sur elle. Elle réalisa alors, dans la pénombre imprécise, qu'il avait l'air nu et que ce n'était pas vraiment un homme.

C'était une bête.

Une sorte de loup et une sorte d'homme en même temps, un monstre à tête de chien, de presque deux mètres, dont le poil avalait la lumière. Un reflet rouge brillait dans son regard fixe.

Un loup-garou, pensa Laura. C'est un putain de loup-garou.

Puis elle réalisa qu'elle nageait en plein délire, qu'elle avait affaire à un cinglé déguisé en monstre, qui portait un masque pour dissimuler ses traits.

Ce qui la frappa alors, tandis que la Bête lui faisait face, c'est que le corps à terre révélait des viscères dégoulinantes, qui suintaient dans la lumière chiche. En dépit de la situation, Laura ne put s'empêcher de sourire.

—Te voilà enfin, murmura-t-elle entre ses dents.

La silhouette de l'agresseur se dessinait désormais sur la grisaille, ses oreilles de pacotille dressées vers le ciel. Son museau de loup dégoûtait de liquide, et Laura devina qu'il l'avait plongé dans la blessure de sa victime, laquelle gémit à nouveau, misérable. Sans quitter le monstre des yeux, elle tâtonna sur son portable, à la recherche de la lampe de poche.

Ce n'était sans doute pas un tueur en série... Peut-être plutôt un véritable dément, le genre qu'affectionnait Jonathan, ou une sorte d'allumé sectaire accomplissant un sacrifice codifié. Elle se demanda si elle devrait l'abattre. Il était de toute façon relativement cuit.

— Arrêtez-vous, levez les mains ! répéta-t-elle.

Mais sans broncher, il vint droit sur elle.

Bien sûr, les allumés étaient souvent les pires, les plus dangereux, les moins raisonnables. Les psychopathes se la jouaient dociles et repentis pour mieux frapper comme des serpents. Celui-ci semblait se croire invulnérable.

Puisqu'il insistait, elle visa le genou et tira sans sourciller, avec une décontraction assassine. L'agresseur trébucha et s'étala face contre terre dans un choc mat. Il poussa un grondement étouffé mais resta sur le sol, immobile.

Curieuse réaction... Un homme ordinaire se serait tortillé de douleur ou aurait essayé de se relever. Il s'était peut-être évanoui, mais Laura resta sur ses gardes en s'approchant. Difficile de savoir s'il était conscient : son masque cachait complètement son visage.

Bien sûr, elle n'était pas de la police, n'avait pas de menottes, ni même le moindre droit de procéder à ce genre d'arrestation arbitraire. Mais elle le faisait sans la moindre arrière-pensée : la Société disposait de personnel pour nettoyer ce genre de pots cassés. Arrivée à hauteur du meurtrier, elle posa un instant les yeux sur son téléphone et chercha le numéro d'appel d'urgence.

— Ne faites pas de connerie, murmura-t-elle d'une voix dure. Ou je vous en colle une droit dans le crâne, et sans hésitati-

Il bondit sur elle, dans un mouvement qu'elle ne perçut que trop tard. Le téléphone vola dans les airs et claqua contre un mur. D'un geste précis, brutal, l'homme saisit Laura à la gorge. La poigne était ferme, la main immense, et ses doigts noirs se refermèrent sur sa trachée, sur ses carotides, lui enserrant jusqu'aux vertèbres. Elle sentit battre le sang de l'homme au travers d'une peau très fine, comme un torrent violent, contre sa propre chair. D'une main, Laura agrippa le poignet de l'étrangleur et de l'autre, calmement, d'un réflexe sur-appris, elle vida le chargeur de son arme dans son ventre.

Il ne tressaillit pas, encaissa les balles sans broncher, et se mit à serrer. Elle devina aussitôt qu'il était doté d'une grande force et, très rapidement, un râle étouffé perla sur ses lèvres.

Il devait porter un gilet pare-balles, qu'elle n'avait pas vu, dans la tension des dernières minutes.

D'un geste presque tranquille, il la déporta contre le mur du hangar voisin et accentua sa pression. Il allait lui briser la nuque, Laura sentait son épine dorsale se plaindre, et l'horizon devint rouge. Elle tenta de le frapper dans l'estomac, dans les parties, sans succès, sans force déjà. Le silence humide ne fut bientôt plus entrecoupé que par les tentatives douloureuses de la jeune femme pour respirer et le souffle rauque du tueur.

Le monde s'était assombri.

Laura enfonça ses ongles dans la main humide qui l'étouffait, puis elle capitula et ses bras se détendirent. Son esprit ricana sur l'absurde de la situation, et un instant, elle espéra qu'il ne s'agisse là que d'un mauvais rêve. Etranglée par un monstre de deux mètres sur un quai désert, avec le corps encore chaud d'un homme sans foie à ses pieds : juste un cauchemar, le prologue dans un bête film d'horreur...

La fin d'une existence.

Dire qu'elle était à deux doigts de l'avoir, c'était injuste et...

Tout devint noir et elle se sentit tomber.

Des éclairs verts et rouges, et or, claquèrent dans ses ténèbres et elle toucha le sol glacé. Il y eut un grand bruit, qui venait de très loin, très haut, puis plus rien.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Where stories live. Discover now