Chapitre 3 : Ce que c'est de courir

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— C'est comment, de courir ?

Si cette question m'avait été posée avec un autre ton que celui que Noé avait pris, c'est-à-dire avec autre chose dans la voix que cette curiosité calme et pensive qui n'était propre qu'à lui et à ce moment, je n'aurais sans doute rien ressenti. 

Mais à cette manière exceptionnelle qu'il avait eu de demander « C'est comment, de courir ? », je sentis mon cœur se soulever un peu. Cette réaction, si brève et mineure qu'elle fût, me marqua et j'eus le temps de la remarquer. Je fus conscient assez vite de ce que c'était, parce que l'on parlait de courir. Ce n'était pas le haut-le-cœur commun du dégoût, parce qu'aucune acidité n'avait rempli ma poitrine. Ce n'était pas la pulsion de l'imagination démesurée, celle qui emmène la pensée plus loin que la phrase, parce que ma réflexion n'avait pas été remuée dans ce sens. Je reconnaissais doucement que ce qui avait soulevé mon cœur n'était pas l'œuvre d'un sentiment envers moi-même, mais envers le garçon en face de moi ; c'était par sensibilité à lui, et non à moi. Le frisson, la chaleur, le soulèvement au cœur, tout cela obéissait à un maître que je me trouvai surpris d'abriter. C'était de la pitié. C'était tout à fait de la pitié que j'avais ressentie, brute, piquante, désagréable, née de la question que je venais d'entendre, de la timidité soudaine du ton qui l'avait portée et de l'innocence qui en découlait.

Mon premier mouvement de pitié pour Noé.

Comme j'avais parlé un moment, j'avais la langue déliée et disposée à me servir. Parler m'avait en quelque sorte distrait de l'ennui et des petites douleurs sensorielles. J'avais dissout un peu de ma lassitude dans mon récit de tout à l'heure, alors il me semblait que j'étais un peu plus attentif et disposé à écouter.

La question sortit toute seule de ma bouche :

— Tu veux dire que t'as jamais couru ?

— En fait, c'est un peu compliqué, répondit-il en souriant un peu tristement. Bien sûr que oui, dans les faits, j'ai déjà couru. Je courais quand je n'avais pas encore ma maladie et que je pouvais me servir de mon corps comme je le voulais. Mais j'étais petit, tu sais, encore plus que quand tu as commencé l'athlétisme, et malheureusement, le souvenir s'est envolé avec l'amnésie infantile, et par conséquent je ne peux pas te dire sincèrement avec mes propres souvenirs que oui j'ai déjà couru.

— Ah.

J'entendis, très légèrement, le frottement du drap.

— C'est bête, hein, que je ne m'en souvienne plus, dit-il dans une sorte de petit rire gêné. J'aimerais pourtant m'en souvenir. J'essaye, parfois. Après tout, je l'ai fait quand j'étais petit, le souvenir doit être ancré quelque part là, dans mon corps, à attendre de remonter à la surface, par le biais de la mémoire involontaire par exemple. Quand les infirmières partent, en laissant la fenêtre grande ouverte parce qu'il faut aérer, quand il n'y a pas de soleil et peu de lumière, ça m'arrive de me redresser et de fermer les yeux très fort. Alors, ben, je laisse le vent me souffler dessus autant qu'il veut, pendant longtemps, même si j'ai froid, et je pense que je suis debout dehors. J'imagine que je me tiens sur mes pieds, je crois que j'arrive à me figurer ou me souvenir à peu près comment on se sent quand on est solidement debout sur ses pieds, alors j'imagine que je le suis, puis je soulève mes jambes dans ma tête, je les déploie ; et là, avec l'illusion du vent qui pleut sur moi, j'ai l'impression que je cours. Ça s'accélère autour de moi, tout défile vite, ça va vite, très vite, et c'est grâce à moi si tout va très vite, grâce à mes jambes ; cette vision m'enchante, j'ai mon ventre qui rigole et le sourire qui vient tout seul, et je pense que c'est cette euphorie qu'on ressent quand on court.  

Quelle sorte d'expression pouvait bien modeler le visage de quelqu'un qui parle de courir sans se souvenir d'avoir couru ? Je me posais la question, mais ne m'offris pas de réponse. A la place, j'avalai ma salive.

Ange et NoéWhere stories live. Discover now