Chapitre 1 : L'arrivée

155 14 70
                                    

Il ne voulait pas être là.

Et moi non plus.

Pourtant, on était là tous les deux. 

Lui, c'était le malade. Il habitait la chambre 607 de l'hôpital.

Moi, j'étais le visiteur. J'avais pour principale consigne de m'asseoir à côté de lui pendant une heure. Je devais venir de moi-même, sans personne, sans sac, monter jusqu'à lui, endosser pendant soixante minutes un rôle dont je n'avais pas voulu, qui ne me convenait en rien, en m'asseyant sur une chaise qui me convenait encore moins. C'était une heure, une heure entière, une heure complète qui m'isolait du monde et me maintenait enfermé là, avec lui, derrière les barreaux de sa maladie.

— C'est toi, Ange, avait-il dit la première fois. Je te remercie d'être là, c'est très gentil.

— C'est pas gentil, avais-je corrigé. C'est soit je suis là, soit j'ai des problèmes.

Il avait souri.

— Pourquoi tu souris ?

— Parce que tu es là, et ça me suffit que tu sois là. J'ai quelqu'un à qui parler. Tu ne te sens jamais trop seul dans le monde quand tu n'as personne à qui parler ? En fait, en apparence, j'ai beaucoup de gens à qui parler : il y a autour de moi de très gentils infirmiers, des infirmières au sourire magique, ma professeure, qui est sans doute la meilleure professeure au monde, mon médecin, mes amis d'ici que je peux voir à certaines occasions, et puis mes parents, bien sûr, même si ça va faire un an que je ne les ai pas vus. Mais tu comprends, je n'ai personne de mon âge comme toi.

Ma première pensée était qu'il parlait beaucoup pour quelqu'un de malade. Je ne m'attendais pas à ce qu'il parle autant. Je l'avais écouté, mais je n'avais pris aucun intérêt pour ses paroles, de la même façon qu'au lycée j'avais l'habitude d'entendre davantage les voix de mes professeurs que les mots qu'ils prononçaient vraiment. Comme là-bas d'ailleurs, je n'avais pas la volonté de m'inventer un profil ici. Si quelqu'un de meilleur que moi aurait pris une voix douce pour poser des questions, aurait émis un gémissement tendre, aurait esquissé un geste attentif pour montrer sa prévenance, ou aurait proféré des paroles agréables pour rassurer le jeune malade, je demeurais face à lui avec l'indifférence qui m'était naturelle. Comprendre ce qu'on attendait de moi ne me transformait pas. Simuler des sentiments comme la pitié ou la bienveillance était au-delà de mes capacités. Je ne pouvais pas faire semblant de ressentir ce que je ne ressentais pas.

Il me regardait intensément. Moi non. Dès les premières minutes, je ne le regardais déjà plus. Je pris alors un engagement en moi-même. Puisque je ne voulais pas être là, à l'hôpital, parce que je ne ressentais pas des choses telles que la pitié ou la préoccupation des plus faibles que moi, parce que je ne voulais pas voir la triste lutte d'un corps humain avec la malchance, je ne le regarderai plus : à partir de maintenant, je remplirai les heures de mon contrat sans laisser l'image de son visage s'installer dans ma mémoire visuelle. 

— Alors, tu vas venir tous les mercredis à partir de maintenant, Ange ? me demanda-t-il en faisant résonner une sorte d'enthousiasme naissant. Ange, répéta-t-il avec un semblant de fascination. Tu as un si joli prénom. Ange ! C'est rare, un garçon qui s'appelle Ange. C'est magnifique. Oh, non : c'est somptueux, ajouta-t-il en y mettant une étrange dignité. 

J'haussai les épaules.

— Ça fait fille à papa quand on ne m'a jamais vu, ça fait fils à maman quand on me rencontre.

— Pas du tout, protesta-t-il d'un enthousiasme ferme. Un ange, ça n'a pas de genre, ça ne peut faire ni fils à maman, ni fille à papa. D'ailleurs, c'est un nom commun qui ne s'accorde qu'au masculin. On l'utilise aussi comme ça pour désigner les filles. C'est presque neutre dans notre langue, alors tu vois, ça va au-delà des genres et des choses humaines.

Ange et NoéWhere stories live. Discover now