34. William Willis

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Vers quinze heures trente, Laura posa son scalpel, rangea son client (le neuvième), et prit la route de l'hôpital Saint George. Une demi-heure plus tard, elle remontait l'allée aseptisée du service d'oncologie, une brassée de marguerites dans les bras (symbole d'optimisme, selon la fleuriste, peut-être mal inspiré vu les circonstances). Depuis longtemps, la légiste ne ressentait plus rien de particulier dans ce genre d'endroits, comme si la souffrance l'effleurait sans la toucher. Elle n'avait aucune idée du jour où, doucement, son empathie avait commencé à glisser vers le néant. Réflexe de survie, sans doute. Elle avait gardé la misère au dehors et laissé le soin de se morfondre à d'autres. Comme Jonathan.

Plus d'une fois, elle lui avait conseillé de s'endurcir, de prendre de la distance, de se protéger, mais le psychiatre lui avait toujours retourné ce regard sauvage et silencieux, qui trahissait sa profonde détermination, mais aussi son incompréhension d'une telle aridité de cœur. Laura avait parfois pensé se justifier, retrouver les instants brisés qui expliqueraient cette sérénité froide. Mais elle se sentait quelque part adaptée à son domaine, comme il l'était au sien. Guider des êtres fourvoyés vers la lumière demandait de l'espoir, faire parler une dernière fois les trépassés beaucoup moins.

Sans ralentir, la jeune femme dépassa le bureau des infirmières et atteignit la chambre 503, dont la porte était close. Elle frappa, entra, referma sur ses pas. Encombrée d'un appareillage complexe de soins palliatifs, la petite pièce accueillait un unique patient en phase terminale. Laura vérifia son nom sur le diagramme fixé au pied du lit, puis dévisagea le vieillard qui gisait au milieu des tuyaux et des fils électriques. Malgré son inculture chronique, Laura constata qu'il était bien celui qu'elle avait supposé. Il la regardait, lui aussi, avec un léger sourire sur ses traits fatigués. Il dit quelque chose mais son filet de voix était trop faible pour que Laura le comprenne et elle se rapprocha.

— Les médecins n'apportent pas de fleurs, répéta-t-il.

Elle tira une chaise pour s'asseoir. Les yeux bleus très clairs du malade, embués par la fatigue et les anti-douleurs, la suivirent, vigilants.

— Je suis... une collègue du docteur Ubis. J'ai eu votre fille au téléphone. Je crains que... il ne pourra pas venir vous voir.

Les traits de Willis se contractèrent, soulevant les tubes qui lui sortaient du nez et lui apportaient un oxygène indispensable.

— Cette crapule, souffla le mourant. Il n'ose même pas m'affronter alors que je crache ma vie...

Un filet de salive coula sur son menton hirsute.

Crapule, songea Laura. Voilà un point de vue inédit. Utile. Indispensable.

Exactement ce qu'elle avait espéré.

— Il vous a causé du tort ?

— C'est entre lui et moi, mademoiselle, reprit-il. Entre lui et moi. Mais dites-moi... Dites-moi au moins...

Il s'interrompit, toussa plusieurs fois, une toux grasse, répugnante, en écho d'une autre poitrine, dans un autre lieu. Laura ne bougea pas. Si le vieux devait mourir, elle n'interviendrait pas. Dans son état, il le méritait. Elle n'osait imaginer quelles étaient les doses de morphine qui lui étaient injectées quotidiennement. Cependant, il avait bien vécu. William Willis.

— Est-ce qu'il agonise, ce salaud ? articula finalement le malade.

Laura ne put dissimuler sa surprise. Willis se congestionna et se mit à déblatérer un épouvantable chapelet d'injures. Enfin, il reprit son souffle.

— Il doit mourir, lui aussi... J'espère... Mais peut-être savez-vous... peut-être...

Ses paupières papillonnèrent.

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Where stories live. Discover now