29. Procédure et éclats

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— Je ne crois pas que je pourrai vous apprendre grand-chose.

— L'inspecteur Haybel pense le contraire.

— L'inspecteur Haybel se fait des films. Mais je vous répéterai ça sous serment, si vous voulez.

Les chances que sa couverture sautent étaient désormais démesurées. Il suffisait d'une mauvaise question. La situation ne justifiait pas qu'elle se parjure. Elle aurait dû appeler la Société, elle avait manqué de temps, d'envie.

Dans son esprit, elle recomposa le numéro d'Ubis et lui laissa un message acide et meurtrier sur sa putain de messagerie.

— C'est dans la presse ?

— On a gagné un jour, répondit Morrow. Certaines éditions mentionnent le meurtre, mais pas encore le suspect. Ce soir, cependant, ce sera sûrement dans les journaux télévisés. Belarez était juste assez connue pour que ça papote un peu, et il faut avouer que le suspect va faire jaser la foule.

Laura soupira. Sam allait lui tomber sur le dos, paniqué, exiger qu'elle soit prudente, qu'elle rentre avec la nuit, et autres restrictions insupportables.

— Et il n'y a pas d'hypothèse alternative ? Je sais qu'on l'a vu, mais... il a pu être témoin, impuissant, de quelque chose..

— Il suffit qu'il se livre et nous en discuterons, remarqua Morrow avec flegme. 

Il s'engagea dans le parking souterrain du commissariat et gara sa voiture au plus près des escaliers.

— Mais non, pour l'heure, il n'y a pas de réelle hypothèse alternative. Il a été vu sur les lieux. Il s'est enfui. On a prélevé un foie au scalpel sur le corps de son ex-amie. J'ai beaucoup de respect pour le docteur Ubis mais... ça fait un peu beaucoup, vous ne croyez pas ?

Elle ne put qu'en convenir.


L'interrogatoire ne dura pas très longtemps et, par miracle, évita toutes les zones problématiques : les questions se concentrèrent, précisément, sur les dernières interactions qu'elle avait eues avec Ubis. Elle révéla sa maladie grave, qu'il avait qualifiée de cancer, décrivit le jour où elle l'avait raccompagné, leur discussion devant la verrière. Elle nia toute relation dépassant le cadre du travail. Elle donna son opinion, avec des pincettes, sur son attitude autour de Noël. Elle admit ne l'avoir jamais entendu parler de Linda Belarez.

Morrow lui demanda si Ubis avait jamais mentionné un voyage vers le continent, et elle reconnut qu'il avait parlé d'y rentrer pour mourir, mais sans que cela ait eu l'air d'être décidé. L'inspecteur lui expliqua qu'ils avaient retrouvé une valise et un billet d'avion, mais que le légiste ne s'en était manifestement pas servi. Pris de court par ses propres errements. Laura continuait à trouver cela incompréhensible.

L'inspecteur finit par éteindre son enregistreur et la dévisagea, lèvres pincées sous sa moustache broussailleuse.

— Docteur Woodward. Est-ce que vous pensez avoir besoin de protection ?

— Non. En revanche, si vous parvenez à me récupérer mon Glock, qui est toujours coincé au bureau des preuves, ça m'arrangerait bien.

— Ça me semble raisonnable. Venez avec moi.


Pendant un moment, debout dans le couloir du rez de chaussée tandis que Morrow parlementait dans le service concerné, Laura abandonna ses pensées orageuses au profit de l'effervescence ordinaire du commissariat. Elle observa les allées et venues, les agents, officiers, secrétaires, le personnel d'entretien, les suspects, les victimes, les visiteurs divers, avocats, experts, des membres de la brigade canine, une infirmière, un duo de pompiers, un électricien les bras chargés de câbles, quelques collégiens en visite guidée. Petit à petit, elle lâcha prise, tempéra son souffle, remit de l'ordre sous son crâne.

Peut-être avait-elle commis une erreur, mais elle était prête à se défendre. Rien, dans le comportement d'Ubis, ne laissait supposer qu'il allait passer à l'acte de manière si radicale. Agir plus tôt n'aurait eu aucun sens.

Elle devait appeler la Société.

Tout à sa rêverie, elle ne vit pas le danger avant qu'il ne soit trop tard.

« J'imagine que vous êtes très fière de vous. »

Acide, poings sur les hanches, le visage congestionné par une humeur empoisonnée, l'inspecteur Jill Haybel venait de surgir juste devant elle. Laura manqua faire un bond en arrière et heurta le mur.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— Ne faites pas l'innocente, gronda Jill. Tout allait très bien avant votre arrivée. Mais depuis... d'abord... nous... et puis ça...

Laura écarquilla des yeux stupéfaits. Elle comprenait que la jeune femme soit sous le choc, mais il ne fallait quand même pas pousser.

— Qu'est-ce que vous racontez ?

— Vous lui avez pourri l'esprit avec vos... vos...

Mes quoi ? songea Laura, interdite.

Tout ceci était insensé.

La légiste compta jusqu'à trois, le temps de rassembler ses idées.

— Haybel, Ubis vous a quittée parce qu'il était gravement malade. Il espérait que vous souffririez moins du décès d'un homme qui vous avait abandonnée. Je n'ai rien à voir là-dedans.

L'inspectrice arborait un teint rubicond des plus inquiétants et Laura espéra qu'elle n'en viendrait pas aux mains. Autour d'elles, on s'était tu, même si la plupart des agents tentaient de poursuivre leurs activités en feignant de ne pas les observer.

— Et quoi ? Il a tué Linda pour bien s'en assurer ? Deux précautions valent mieux qu'une ?

Voilà qui était tiré par les cheveux. Ubis ne pouvait pas être à ce point stupide.

— J'ignore ce qui lui est passé par la tête, répondit calmement Laura. Et jusqu'à nouvel ordre, il n'y a aucune certitude...

Jill éclata d'un rire grinçant, qui ne lui allait pas du tout, alors même qu'elle restait belle dans la fureur.

— Alors vous aussi, vous êtes une pauvre imbécile ? siffla-t-elle avec mépris. Vous vous êtes laissée avoir par ses mensonges...

Laura s'interdit de répondre à sa provocation. La tentation était grande, mais elle réalisait qu'Haybel nageait en plein délire. L'inspectrice la désigna d'un index meurtrier.

— Il l'a tuée, Woodward. Et demain, il pourrait me tuer moi, ou vous.

— Jill, ça suffit.

L'inspecteur Morrow était sorti du bureau voisin. Laura lui adressa une grimace reconnaissante, tandis qu'il s'interposait.

— Je vais demander à Aïcha de te ramener chez toi, poursuivit-il d'une voix ferme, mais qui ne manquait pas de chaleur. Tu as besoin de te reposer.

Il se tourna vers Laura et lui tendit son arme.

— Voilà. Faites attention à vous.

La jeune femme opina du chef et fila sans demander son reste, au son des sanglots étouffés de l'amoureuse éperdue. 

Les affaires des autres (Laura Woodward - T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant