Chapitre 15 - Ambition et trahison

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« L'ambition enivre plus que la gloire. »

Marcel Proust

— Par égard pour votre mari, je vais oublier que nous avons eu cette conversation, Victoria.

Le ton glacial de Manik fit monter d'un cran la colère de la Ash.

— Il n'y a rien à oublier, Dur'Acier. Edmond n'est pas capable de mener notre monde vers quoi que ce soit. Nous vivotons pendant qu'il est aux commandes. Nous pourrions retourner sur Terre, prendre le pouvoir là-bas, utiliser notre magie pour montrer aux Terriens ce que nous sommes capables de faire.

— Et qu'est-ce que ça nous apporterait ?

Victoria écarquilla les yeux devant la réponse de Manik. Comment ça, qu'est-ce que ça leur apporterait ? Ne voyait-il pas tous les bénéfices qu'il y aurait à se montrer au grand jour ? Ils n'auraient plus à se cacher sur Terre, ils pourraient faire venir du personnel sur Saphyria, et ils règneraient sur tout le monde. En rendant leur existence publique, ils découvriraient certainement que d'autres magiciens se cachaient parmi les Terriens, peut-être inconscients de leur nature. Il serait enfin possible d'exploiter les gisements de saphyrite sur Terre sans devoir sans cesse inventer des explications à peine plausibles pour couvrir leur travail dans les mines.

— Tout ! Nous gagnerions tout. Nous stagnons ici, Manik. Et admettez-le : si une menace apparaissait, pensez-vous qu'Edmond serait en capacité de la gérer ?

— Edmond a tout appris de son père, qui a su mettre fin à la guerre du minerai...

— ... après dix ans de combats ! Ce n'est pas un exemple de sa bravoure ou d'une expertise quelconque. Il nous a laissés nous entretuer pendant dix ans avant de trouver quelque chose pour apaiser les tensions. Les De Solaris n'auraient jamais...

— ... les De Solaris sont morts, la coupa Manik.

Elle détestait qu'on l'interrompe. Sa langue claqua contre son palais avec mauvaise humeur.

— Nous sommes les descendants des De Solaris, rétorqua-t-elle.

— Avec tout le respect que je vous dois, vous ne l'êtes pas, Victoria. Votre mari et vos enfants le sont peut-être, mais rien n'a jamais été prouvé.

— Leur pouvoir suffit.

— Les De Solaris maîtrisait la lumière et le feu, et il est commun que certaines familles...

— Le feu, la lumière, il s'agit de deux éléments inséparables. Si ça se trouve, Konrad est capable d'utiliser la lumière.

— Quand bien même, il n'y aurait...

— Edmond n'est pas capable de gouverner ce pays. Il est temps de le remplacer.

Elle prenait un malin plaisir à lui couper la parole à son tour et espérait qu'il ressente ne serait-ce qu'un dixième de l'agacement qui l'avait saisie plus tôt.

Puis après une lente inspiration, Victoria se rappela qu'elle voulait que Manik se range à sa cause, pas qu'il devienne son ennemi.

— Je m'emporte, reprit-elle. Je m'emporte, mais vous savez que j'ai raison. Sans vous, sans ses conseillers, Edmond n'aurait jamais tenu sur ce trône. Et maintenant que sa femme a perdu la tête...

Le Dur'Acier leva une main pour lui indiquer de se taire. Elle fronça les sourcils, quel impertinent faisait-il ! Ne lui avait-on pas enseigné les bonnes manières ?

— Nous ne parlerons pas de Danisha. Cette affaire concerne le roi, et uniquement le roi. Je n'aimerais pas qu'il sache que vous vous mêlez de ses affaires personnelles.

— Personnelles ? S'il entre en deuil pendant des mois parce qu'il n'est pas capable d'affronter son chagrin, c'est l'affaire du royaume. Quand on devient roi, il n'y a plus rien de privé. Réfléchissez à ma proposition, Manik.

Elle quitta le coin discret où ils s'étaient installés pour discuter. Certes, elle avait coincé Manik plutôt que de lui proposer un rendez-vous, mais ça n'excusait pas le comportement du Dur'Acier. Son rôle consistait à protéger le royaume, et il devait bien se rendre compte qu'Edmond n'avait rien à faire sur le trône de Saphyria. Les familles profitaient de sa passivité pour faire la loi de leurs côtés. Or, Victoria entendait bien trouver un moyen pour mettre son fils aîné sur le trône. Katleen ne lui suffisait pas. Il n'était pas question d'attendre qu'elle grandisse, et qu'Edmond meure, pour qu'elle devienne reine. C'était bien trop long, et puis ce ne serait pas elle qui aurait le pouvoir. Tout reviendrait aux mains de Liam. Si elle voulait régner, elle devait renverser Edmond. Kristian serait à ses côtés, il ne pouvait rien lui refuser et il se plierait à ses désirs. Après ce qu'il avait fait, il lui devait une éternité de faveurs.

Victoria marcha droit vers le palais, où sa famille logeait pendant les célébrations. Si elle ne pouvait pas faire de Manik un allié, peut-être y avait-il quelqu'un d'autre capable de l'aider à renverser la vapeur. Les Gray pourraient faire de formidables alliés, s'ils parvenaient à mettre leur inimitié de côté. Mais elle n'avait aperçu que Shander, le fils aîné, dans les rues de la ville. Il lui fallait le père, le décisionnaire, le meneur. Peut-être pouvait-elle rédiger une missive qu'elle demanderait à Shander de transmettre ?

Elle franchit les grilles du palais sans jeter un regard aux gardes. Fort heureusement, ils la reconnurent et ne l'arrêtèrent pas. Il ne manquerait plus qu'elle se fasse fouiller comme une gueuse, à la vue de tous.

Où était Konrad à cette heure-ci ? Elle devait lui parler et continuer de le préparer pour son jour de gloire. Sa sœur ne lui volerait pas la vedette. Cette mijaurée chétive n'était même pas capable de faire de la magie pour l'instant. Oh, ils la surnommaient tous « fille du phénix » parce qu'elle s'était éprise d'Astion, le phénix de la famille. Elle ferait mieux de se concentrer sur sa magie et ses études, aussi jeune soit-elle, plutôt que de traîner avec les domestiques et les animaux. Si elle était amenée à devenir reine... non, non. Victoria ne comptait pas laisser sa fille réussir là où elle avait échoué. Pourquoi ne l'aidait-on pas ? Pourquoi personne ne voyait les choses comme elle ?

Elle frissonna tandis que la réponse s'inscrivait dans son crâne : parce qu'elle avait fermé les vannes de son pouvoir. L'empathie avait été un don trop douloureux à utiliser après la mort de ses parents, et elle avait choisi de se fermer à toutes ses émotions, bonnes ou mauvaises. Elle n'avait gardé que ses ambitions. Sa mère avait rêvé de la voir un jour sur le trône et quand elle avait parlé de son flirt avec Kristian Ash, une lueur féroce s'était allumée dans son regard, comme si elle y voyait une opportunité. Leurs cerveaux fonctionnaient de la même manière à toutes les deux : elles ne vivaient que pour leurs objectifs.

Victoria entendait bien honorer les ambitions démesurées de sa mère. Elle monterait sur le trône, quoi qu'il en coûte.

Le trône des magiciens - Préquel - L'éveil des ténèbresWhere stories live. Discover now