Chapitre 20

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Nous sommes vendredi. J'ai pris un bain purificateur. J'en ressens l'effet vivifiant qui, à travers mes pores dégagés, me soulage.
L'odeur du savon m'enveloppe. Des habits propres remplacent mon accoutrement chiffonné. Cette netteté de ma personne m'enchante. Point de mire de tant d'yeux, je pense que l'une des qualités essentielles de la femme est la propreté. La plus humble des chaumières plaît si l'ordre et la propreté y règnent ; le cadre le plus luxueux ne séduit pas si la poussière l'encrasse.
Les femmes qu'on appelle « femmes au foyer » ont du mérite. Le travail domestique qu'elles assument et qui n'est pas rétribué en monnaies sonnantes, est essentiel dans le foyer. Leur récompense reste la pile de linge odorant et bien repassé, le carrelage luisant où le pied glisse, la cuisine gaie où la sauce embaume. Leur action muette est ressentie dans les moindres détails qui ont leur utilité : là, c'est une fleur épanouie dans un vase, ailleurs un tableau aux coloris appropriés, accroché au bon endroit.
L'ordonnancement du foyer requiert de l'art. Nous en avons fait le dur apprentissage, jamais terminé. Même dresser des menus n'est pas simple, si l'on songe à la durée d'une année en nombre de jours et que chaque journée est coupée de trois repas. Gérer l'argent du budget familial nécessite souplesse, vigilance et prudence, dans la gymnastique financière qui vous propulse en bonds plus ou moins périlleux, du premier au dernier jour du mois.
Être femme ! Vivre en femme ! Ah, Aïssatou !
Cette nuit, je suis agitée, ne t'en déplaise. La saveur de la vie, c'est l'amour. Le sel de la vie, c'est l'amour encore.
Daouda était revenu. Un ensemble de basin « rombal band »{21} avait remplacé l'ensemble gris de la première visite et celui chocolat de

la deuxième.
Il attaqua dès le seuil, sur le même ton que moi, lors de notre
première entrevue sans souffler : « Comment vas-tu ? Et les enfants, ton Assemblée ? Et Ousmane ? » À l'appel de son prénom, Ousmane paraît, bouche et joues maquillées du chocolat qu'il broie à longueur de journée.
Daouda saisit ce bout d'homme qui se débat en frétillant des jambes. Il le libéra avec une tape amicale sur les fesses et un livre d'images à la main, Ousmane, hurlant de joie, courut montrer son cadeau à la maisonnée. « Pas de visiteur ? Je mène le débat aujourd'hui... moi de l'Assemblée masculine. » Il riait, malicieux. « Ne crois pas que je critique par plaisir. L'amorce de démocratie qui change la situation du citoyen, et dont ton parti peut se glorifier, me séduit. Le socialisme, qui est le noyau de votre action, est l'expression de mes aspirations profondes, s'il est adapté à nos réalités, comme le dit votre secrétaire politique. La brèche qu'il a ouverte n'est pas négligeable et le Sénégal offre un visage nouveau de liberté retrouvée. J'apprécie tout cela, d'autant plus qu'au dessus et sous nous, à notre droite, des partis uniques sont imposés. Le parti unique ne traduit jamais l'expression unanime des citoyens. Si tous les individus étaient du même moule, ce serait l'épouvantable collectivisme. Les différences enfantent des chocs qui peuvent être bénéfiques au développement d'un pays si elles émanent de patriotes vrais qui n'ont d'ambition que le bonheur du citoyen.
— Trêve de politique, Ramatoulaye. Je refuse de te suivre encore comme l'autre jour. Je suis saturé de « démocratie », « liberté », « lutte » et que sais-je encore, tant d'expressions qui me noient quotidiennement. Trêve, trêve, Ramatoulaye. Écoute-moi plutôt : Radio Cancan m'a informé de ton refus d'épouser Tamsir. Est-ce vrai ?
— Oui.
— Je viens à mon tour et pour la deuxième fois de ma vie, solliciter ta main... bien entendu à ta sortie du deuil. J'ai pour toi les mêmes sentiments qu'autrefois. L'éloignement, ton mariage, le mien n'ont pu saper mon amour pour toi. Mieux, l'éloignement l'a aiguisé ; le temps l'a consolidé ; mon mûrissement l'a dépouillé ; je t'aime avec puissance, mais avec raison. Tu es veuve avec de jeunes enfants. Je suis chef d'une famille. Chacun de nous a son poids de « vécu » qui

peut l'aider dans la compréhension de l'autre. Je t'ouvre mes bras pour un nouveau bonheur, veux-tu ?
J'écarquillai les yeux, non d'étonnement – une femme peut infailliblement prévoir une déclaration de ce genre –, mais d'ivresse. Eh oui, Aïssatou, les mots usés qui ont servi, qu'on sert encore, avaient prise en moi. Leur douceur, dont j'étais sevrée depuis des années, me grisait : je n'ai pas honte de te l'avouer.
Raisonnable, le député conclut :
— Ne me réponds pas tout de suite. Réfléchis à ma proposition. Je reviendrai demain à la même heure.
Et comme gêné par ses propres révélations, Daouda s'en alla, après m'avoir souri.
Ma voisine griote Farmata entra en trombe, après lui, excitée. Elle était toujours à la recherche du futur avec ses cauris et les moindres concordances de ses prédictions avec la réalité l'exaltaient.
— J'ai rencontré l'homme fort et riche au « double pantalon » des cauris. Il m'a donné cinq mille francs.
Elle clignait ses yeux perçants et profonds qui essayaient toujours de sonder les mystères :
— J'avais fait pour toi l'aumône des deux colas blanche et rouge recommandée, m'avoua-t-elle. Nos sorts sont liés. Ton ombre me protège. On n'abat pas l'arbre dont l'ombre vous couve. On l'arrose. On le veille.
Sacrée Farmata, comme tu étais loin de ma pensée ! L'agitation où je me débattais et que tu pressentais n'était point signe de tourments amoureux.

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺जहाँ कहानियाँ रहती हैं। अभी खोजें