Chapitre 5

893 18 0
                                    

Je t'ai quittée hier en te laissant stupéfaite sans doute par mes révélations.
Folie ? Veulerie ? Amour irrésistible ? Quel bouleversement intérieur a égaré la conduite de Modou Fall pour épouser Binetou ?
Pour vaincre ma rancœur, je pense à la destinée humaine. Chaque vie recèle une parcelle d'héroïsme, un héroïsme obscur fait d'abdications, de renoncements et d'acquiescements, sous le fouet impitoyable de la fatalité.
Je pense aux aveugles du monde entier qui se meuvent dans le noir. Je pense aux paralytiques du monde entier qui se traînent. Je pense aux lépreux du monde entier que leur mal ampute.
Victimes d'un triste sort que vous n'avez pas choisi, que sont à côté de vos lamentations, mes démêlés, motivés cruellement, avec un mort qui n'a plus de main-mise sur ma destinée ? Justiciers, vous auriez pu, en liguant vos désespoirs, rendre tremblants ceux que la richesse enivre, ceux que le hasard favorise. Vous auriez pu, en une horde puissante de sa répugnance et de sa révolte, arracher le pain que votre faim convoite.
Votre stoïcisme fait de vous, non des violents, non des inquiétants, mais de véritables héros, inconnus de la grande histoire, qui ne dérangent jamais l'ordre établi, malgré votre situation misérable.
Je répète, que sont à côté de vos tares visibles, les infirmités morales dont vous n'êtes d'ailleurs pas à l'abri ? En pensant à vous, je rends grâce à Dieu de mes yeux qui embrassent chaque jour le ciel et la terre. Si la fatigue morale m'ankylose aujourd'hui, elle désertera demain mon corps. Alors, ma jambe délivrée me portera lentement et, à nouveau, j'aurai autour de moi l'iode et le bleu de la mer. Seront miens l'étoile et le nuage blanc. Le souffle du vent rafraîchira encore

mon front. Je m'étendrai, je me retournerai, je vibrerai. Ô ! Santé, habite-moi. Ô ! Santé...
Mes efforts ne me détournent pas longtemps de ma déception. Je pense au nourrisson orphelin à peine né. Je pense à l'aveugle qui ne verra jamais le sourire de son enfant. Je pense au calvaire du manchot. Je pense... Mais mon découragement persiste, mais ma rancœur demeure, mais déferlent en moi les vagues d'une immense tristesse !
Folie ou veulerie ? Manque de cœur ou amour irrésistible ? Quel bouleversement intérieur a égaré la conduite de Modou Fall pour épouser Binetou ?
Et dire que j'ai aimé passionnément cet homme, dire que je lui ai consacré trente ans de ma vie, dire que j'ai porté douze fois son enfant. L'adjonction d'une rivale à ma vie ne lui a pas suffi. En aimant une autre, il a brûlé son passé moralement et matériellement. Il a osé pareil reniement... et pourtant.
Et pourtant, que n'a-t-il fait pour que je devienne sa femme !

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Où les histoires vivent. Découvrez maintenant