Chapitre 9

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Mawdo te hissa à sa hauteur, lui, fils de princesse, toi, enfant des forges. Le reniement de sa mère ne l'effrayait pas.
Nos existences se côtoyaient. Nous connaissions les bouderies et les réconciliations de la vie conjugale. Nous subissions, différemment, les contraintes sociales et la pesanteur des mœurs. J'aimais Modou. Je composais avec les siens. Je tolérais ses sœurs qui désertaient trop souvent leur foyer pour encombrer le mien. Elles se laissaient nourrir et choyer. Elles regardaient sans réagir leurs enfants danser sur mes fauteuils. Je tolérais les crachats glissés adroitement sous mes tapis.
Sa mère passait et repassait, au gré de ses courses, toujours flanquée d'amies différentes, pour leur montrer la réussite sociale de son fils et surtout, leur faire toucher du doigt sa suprématie dans cette belle maison qu'elle n'habitait pas. Je la recevais avec tous les égards dus à une reine et elle s'en retournait, comblée, surtout si sa main emprisonnait le billet de banque que j'y plaçais adroitement. Mais à peine sortie de la maison, elle pensait à la nouvelle vague d'amies qu'elle devait prochainement épater.
Le père de Modou était plus compréhensif. Il nous visitait le plus souvent sans s'asseoir. Il acceptait un verre d'eau fraîche et s'en allait après avoir renouvelé ses prières de protection pour la maison.
Je savais sourire aux uns et aux autres et acceptais de perdre un temps utile en futiles palabres. Mes belles-sœurs me croyaient soustraite aux corvées ménagères.
— « Avec tes deux bonnes ! » insistaient-elles.
Allez leur expliquer qu'une femme qui travaille n'en est pas moins responsable de son foyer. Allez leur expliquer que rien ne va si vous ne descendez pas dans l'arène, que vous avez tout à vérifier, souvent tout à reprendre : ménage, cuisine, repassage. Vous avez les enfants à

débarbouiller, le mari à soigner. La femme qui travaille a des charges doubles aussi écrasantes les unes que les autres, qu'elle essaie de concilier. Comment les concilier ? Là, réside tout un savoir-faire qui différencie les foyers.
Certaines de mes belles-sœurs n'enviaient guère ma façon de vivre. Elles me voyaient me démener à la maison, après le dur travail de l'école. Elles appréciaient leur confort, leur tranquillité d'esprit, leurs moments de loisirs et se laissaient entretenir par leurs maris que les charges écrasaient.
D'autres, limitées dans leurs réflexions, enviaient mon confort et mon pouvoir d'achat. Elles s'extasiaient devant les nombreux « trucs » de ma maison : fourneau à gaz, moulin à légumes, pince à sucre. Elles oubliaient la source de cette aisance : debout la première, couchée la dernière, toujours en train de travailler...
Toi, Aïssatou, tu laissas ta belle famille barricadée dans sa dignité boudeuse. Tu te lamentais : « Ta belle-famille t'estime. Tu dois bien la traiter. Moi, la mienne me regarde du haut de sa noblesse déchue. Qu'y puis-je ? »
Tandis que la mère de Mawdo pensait à sa vengeance, nous, nous vivions : réveillons de Noël organisés par plusieurs couples dont les frais étaient équitablement partagés, et abrités par chaque foyer à tour de rôle. Nous exhumions sans complexe les pas d'antan : biguines ardentes, rumbas frénétiques, tangos langoureux. Nous retrouvions les battements de cœur anciens qui fortifiaient nos sentiments.
Nous sortions aussi de la ville étouffante, pour humer l'air sain des banlieues marines.
Nous longions la corniche dakaroise, l'une des plus belles de l'Afrique de l'Ouest, véritable œuvre d'art de la nature. Des rochers arrondis ou pointus, noirs ou ocres dominaient l'Océan. De la verdure, parfois de véritables jardins suspendus s'épanouissaient sous le ciel clair. Nous débouchions sur la route de Ouakam qui mène également à Ngor, et plus loin à l'aérogare de Yoff. Nous reconnaissions au passage la ruelle qui mène en profondeur à la plage des Almadies.
Notre halte préférée était la plage de Ngor, située au village du même nom où de vieux pêcheurs barbus raccommodaient les filets, sous les bentenniers. Des enfants nus et morveux jouaient en toute liberté, s'ils ne s'ébattaient pas dans la mer.

Sur le sable fin, rincé par la vague et gorgé d'eau, des pirogues, peintes naïvement, attendaient leur tour d'être lancées sur les eaux. Dans leur coque, luisaient de petites flaques bleues pleines de ciel et de soleil.
Quelle affluence les jours de fête ! De nombreuses familles, assoiffées d'espace et d'air pur, déambulaient. On se dénudait sans complexe, tenté par la caresse bienfaisante de la brise iodée et la tiédeur des rayons solaires. Des fainéants dormaient sous les parasols déployés. Quelques gamins, pelles et seaux en mains, bâtissaient et démolissaient les châteaux de leur imagination.
Le soir, les pêcheurs revenaient de leur randonnée laborieuse. Ils avaient échappé une fois de plus, au piège mouvant de la mer. De simples lignes noires à l'horizon, les barques devenaient plus distinctes, les unes des autres, au fur et à mesure de leur approche. Elles dansaient dans les creux des vagues, puis se laissaient paresseusement drainer. Des pêcheurs descendaient gaîment voile et matériel. Tandis que d'autres rassemblaient la moisson frétillante, certains tordaient leurs habits trempés et épongeaient leurs fronts.
Sous les yeux émerveillés des bambins, les poissons vivants sautillaient, tandis que s'incurvaient les longs serpents de mer. Rien n'est plus beau qu'un poisson à la sortie de l'eau, avec son œil clair et frais, ses écailles dorées ou argentées et ses beaux reflets bleutés !
Des mains triaient, groupaient, divisaient. Pour la maison, nous faisions d'intéressantes provisions.
L'air marin nous incitait à la bonne humeur. Le plaisir que nous goûtions et qui fêtait tous nos sens, enivrait sainement, aussi bien le riche que le pauvre. Notre communion, avec la nature profonde, insondable et illimitée, désintoxiquait notre âme. Le découragement et la tristesse s'en allaient, soudainement remplacés par des sentiments de plénitude et d'épanouissement.
Revigorés, nous reprenions le chemin de nos foyers. Comme nous avions le secret des bonheurs simples, cures bienfaisantes dans la tourmente des jours !
Te souviens-tu des pique-niques organisés à Sangalkam, dans le champ que Mawdo Bâ avait hérité de son père ? Sangalkam reste le refuge des Dakarois, qui désirent rompre avec la frénésie de la ville. Beaucoup de propriétés s'y côtoient donc, achetées par des jeunes qui

y ont installé de véritables résidences secondaires : ces espaces verts sont propices au repos, à la méditation et au défoulement des enfants. La route de Rufisque mène à cette oasis.
La mère de Mawdo avait entretenu le champ avant le mariage de son fils. Le souvenir de son mari l'avait rivée à cette parcelle de terre où leurs mains unies et patientes avaient discipliné la végétation qui émerveillait nos yeux.
Toi, tu y avais ajouté la petite construction du fond : trois chambrettes simples, une salle d'eau, une cuisine. Tu avais fleuri abondamment quelques coins. Tu avais fait bâtir un poulailler, puis un enclos pour des moutons.
Des cocotiers au feuillage entrecroisé protégeaient du soleil. Des sapotilles fondantes voisinaient avec les odorantes grenades. Des mangues, lourdes à porter, faisaient ployer des branches. Des papayes qui ressemblaient à des seins multiformes, restaient tentantes et inaccessibles, au sommet des troncs élancés.
Feuilles vertes et feuilles bronzées, herbes nouvelles et herbes fanées jonchaient le sol. Sous nos pas, des fourmis reconstruisaient inlassablement leur logis.
Que l'ombre était tiède sur les lits de camp dressés ! Les équipes de jeux se succédaient dans la clameur victorieuse ou les lamentations de la défaite.
Et nous nous gavions des fruits à portée de la main ! Et nous buvions l'eau des noix de coco ! Et nous nous racontions des « histoires salées » ! Et nous nous trémoussions, invités par les accents violents d'un phonographe ! Et l'agneau assaisonné de poivre, ail, beurre, piment, grillait sur le feu de bois.
Et nous vivions. Debout, dans nos classes surchargées, nous étions une poussée du gigantesque effort à accomplir, pour la régression de l'ignorance.
Chaque métier, intellectuel ou manuel, mérite considération, qu'il requière un pénible effort physique ou de la dextérité, des connaissances étendues ou une patience de fourmi. Le nôtre, comme celui du médecin, n'admet pas l'erreur. On ne badine pas avec la vie, et la vie, c'est à la fois le corps et l'esprit. Déformer une âme est aussi sacrilège qu'un assassinat. Les enseignants – ceux du cours maternel autant que ceux des universités – forment une armée noble aux

exploits quotidiens, jamais chantés, jamais décorés. Armée toujours en marche, toujours vigilante. Armée sans tambour, sans uniforme rutilant. Cette armée-là, déjouant pièges et embûches, plante partout le drapeau du savoir et de la vertu.
Comme nous aimions ce sacerdoce, humbles institutrices d'humbles écoles de quartiers ! Comme nous servions avec foi notre métier et comme nous nous dépensions pour l'honorer ! Nous avions appris – comme tout apprenti – à bien le pratiquer dans cette école annexe, située à quelques mètres de la nôtre, où des institutrices chevronnées enseignaient aux novices que nous étions à concrétiser, dans les leçons données, nos connaissances de psychologie et de pédagogie... Nous stimulions le déferlement de vagues enfantines qui emportaient dans leur repli un peu de notre être.

UNE SI LONGUE LETTRE 🥺Hikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin