1. Je n'y arrive pas

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C'était lundi, dix-sept heures cinquante-quatre.

— Lumine, cela fait deux mois que nous nous voyons deux fois par semaine... Et depuis lors, vous n'avez pas écrit le moindre mot.

Dans sa main droite, la dame assise dans un fauteuil noir, en face du canapé sur lequel Lumine était installée, agita sous les yeux dorés de la demoiselle un cahier. Les pages rayées de lignes pour y écrire étaient toutes couvertes de gribouillis sauvagement griffonnés, défigurant l'entièreté du blanc du grain.

C'était aussi chaotique qu'une scène de crime après que le meurtrier eut mutilé à la folie sa victime.

Un soupir s'échappa des lèvres de la dame plus âgée alors que Lumine ne réagissait guère, un doigt ennuyé venant remettre ses lunettes sur le haut de son nez.

— Lumine, reprit-elle en parlant doucement et lentement. Je suis là pour vous aider. Mais comment le pourrais-je si vous ne me parlez pas, et si vous n'écrivez pas non plus ?

Un court silence s'installa, et la demoiselle ne quitta pas du regard sa thérapeute qui la détaillait en retour. À chaque fois qu'elle venait ici, elle avait l'impression d'être prise au piège. Comme une brebis égarée se retrouvant emprisonnée dans une cage.

Elle venait seulement parce que son frère l'obligeait à venir et qu'il était parfaitement effrayant quand il s'y mettait.

Sa bouche s'ouvrit dans un élan de courage pour dire quelque chose, et elle vit l'éclat d'espoir qui apparut dans les yeux de son interlocutrice.

— Je... commença-t-elle.

Sa voix était rauque, caverneuse, ne confirmant que davantage le fait qu'elle s'était retirée dans le silence au quotidien pour se protéger.

— Je n'y arrive pas, finit-elle le regard baissé, ses mains posées à plat sur ses genoux bien plus intéressantes que la démotivation de sa thérapeute.

Et c'était vrai, elle n'y arrivait pas. À son bureau, en face de ce cahier, devant cette page vierge, avec pour devoir d'écrire ses émotions actuelles, tous les mots semblaient quitter son corps. Parfois, un rare « je » égratignait le coin supérieur de la page, mais ça n'allait jamais plus loin. Car avant même qu'elle ne puisse rien que poser un nom sur toutes ses émotions, seule une rage folle s'emparait d'elle, et son stylo dénaturait le papier.

— Je sais que c'est dur, la sortit la voix de sa thérapeute de ses pensées, relevant son regard sur sa silhouette. Faire face à la réalité, accepter. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. C'est pourquoi je vous demande d'écrire vos émotions actuelles. Pour les comprendre, voir comment elles évoluent, et les maîtriser.

Ce petit laïus était récurrent toutes les quelques séances. Elle devait trouver que Lumine ne réagissait pas assez, qu'elle était trop léthargique durant leurs entrevues. Mais elle avait beau lui dire ça, et la demoiselle avait beau le comprendre, elle n'y arrivait tout simplement pas.

Se levant de son fauteuil pour signifier que la séance était terminée, la thérapeute s'approcha de Lumine pour lui redonner son cahier, non sans poser par la même occasion une main encourageante sur son épaule.

— On se voit jeudi, Lumine, dit-elle en la raccompagnant vers la sortie.

— À jeudi, Madame Lorem, répondit-elle en franchissant le pas de la porte en vitesse, si heureuse de quitter cette pièce qu'elle en bouscula le prochain patient.

Le choc lui fit échapper son cahier, qu'elle se pencha pour ramasser. Mais une main fut plus rapide et le lui tendit, le cuir noir des gants agrippant avec délicatesse la couverture en carton.

FR | Song for the Broken | ChilumiWhere stories live. Discover now