Le souvenir de ces luttes sociales hantait encore le site quand un des prédécesseurs de Marie-Anne Balagnes à la direction du "Globe" avait décidé d'y implanter la rédaction, l'administration et la fabrication du journal. Le projet n'avait pas pu aboutir. La rédaction avait en effet refusé de quitter le centre de Paris. Seul le personnel administratif et les ouvriers de l'imprimerie avaient été délocalisés dans des bâtiments heureusement réhabilités par l'architecte Jean Nouvel mais forcément bien trop vastes. Au final, au lieu de faire des économies, le journal avait subi une augmentation de ses coûts qui avaient contribué à dégrader ses comptes, à l'opposé du but poursuivi.

Marie-Anne Balagnes avait été un des fers de lance du mouvement de la rédaction contre l'implantation à Ivry-sur-Seine. Elle mesurait aujourd'hui l'erreur qu'elle avait commise en payant un loyer exorbitant intra muros mais elle détestait le bâtiment dans lequel elle occupait le moins souvent possible le bureau qui lui était attribué, au dernier étage.

Lorsque le chauffeur immobilisa la voiture sur la place qui portait le nom du fondateur du journal, Henri Bernard-Marie, elle avait constaté avec agacement que l'immeuble normalement plongé dans le noir pendant la nuit était entièrement éclairé. "C'est Versailles" avait grommelé Marie-Anne Balagnes en descendant de sa voiture. Elle s'était dit que le Titanic était illuminé de la sorte quand il avait coulé.

Elle s'était engouffrée dans l'ascenseur et était montée au quatrième étage où la direction avait ses bureaux de passage. Dans un placard des toilettes, elle avait un tailleur noir sobre qui conviendrait mieux à des négociations que la robe du soir qu'elle portait à l'Opéra. Un quart d'heure plus tard, changée et démaquillée, elle était entrée dans la salle de réunion du deuxième étage. Elle avait pris place au milieu de la table à côté du directeur de l'imprimerie dans l'oreille duquel elle avait glissé: "Faite éteindre les lumières, c'est pas le 14 juillet !". Le directeur des ressources humaines, qui était assis plus à gauche était aussi de la fête. En face, quatre délégués du syndicat attendaient vautrés sur leur siège avec un rictus moqueur au coin des lèvres.

Marie-Anne Balagnes avait noté avec inquiétude que le Chinois n'était pas là. Le Chinois était officiellement le permanent en chef du syndicat dans l'entreprise. Théoriquement, il devait donc appliquer la politique du syndicat. En fait il appliquait la sienne. Et il ne montait au front que pour conclure les batailles. Son absence signifiait que cette réunion nocturne impromptue était seulement un round d'observation, qu'il serait sûrement rude, mais qu'il y en aurait forcément d'autres.

Cette nuit serait donc une nuit de vaines palabres. Après un soupir, Marie-Anne Balagnes avait salué les délégués en les appelant chacun par leur nom et en leur donnant du "monsieur" alors qu'elle aurait aimé les traiter d'enfoirés. Les politesses s'arrêtèrent toutefois là. La discussion en revanche s'éternisa.

Selon un rituel immuable, les délégués avaient rappelé que leur corporation était entièrement dévouée à la cause de l'information, c'est-à-dire à un des fondements de la démocratie et que leur travail était indispensable au maintien d'une presse de qualité. Ils avaient donc amèrement déploré que le patronat envisage de nouvelles réductions d'effectifs à la faveur d'un projet industriel monté dans le plus grand secret contrairement aux usages de la profession où les ouvriers doivent avoir leur mot à dire sur le choix des matériels et les compétences requises pour le faire fonctionner. Or il était clair qu'encore une fois les patrons voulaient mettre les ouvriers devant le fait accompli dans le seul but de verser de copieux dividendes à leurs actionnaires et de spolier les travailleurs. Bref, il fallait tout arrêter et reprendre le projet industriel à zéro avec le syndicat autour de la table, sinon un ordre de grève illimitée allait être donné et bien sûr il serait suivi à la lettre car déjà en province le signal de la révolte avait été donné.

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant