Marie-Anne

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Il était 7 heures du matin. Marie-Anne Balagnes n'aimait pas que son portable professionnel sonnât à cette heure. Surtout quand elle avait passé une mauvaise nuit. Et c'était le cas. Avant d'ouvrir le clavier de son téléphone, elle passa en revue les événements qui lui avaient pourri une soirée qui aurait dû être des plus agréables et qui avait tourné au quasi-cauchemar.

Un peu avant 20 heures, elle avait rejoint son compagnon, Edouard Adler, et un couple d'amis à l'Opéra Bastille où était donnée une représentation de "La Bohème" dans une mise en scène de Jonathan Miller. Elle portait une robe de Jean-Paul Gaultier sur laquelle les femmes et les hommes se retournaient. D'attirer ainsi l'attention, autrement que pour ses éditoriaux, elle en avait été heureuse comme une gamine. La première partie avait été magnifique avec une Angela Gheorhiu, prodigieuse dans l'interprétation de Mimi.

Marie-Anne était dans le foyer en train de boire une coupe de champagne pendant l'entracte quand son portable vibra pour lui indiquer qu'elle venait de recevoir un sms. Le texte qui émanait du directeur de l'imprimerie du journal était laconique mais pressent: "il faut que vous veniez à l'usine urgemment".

Elle savait qu'il y a avait un risque de grève générale depuis l'après-midi, quand les principaux centres d'impression en province avaient décidé un arrêt de travail illimité. Le risque semblait cependant limité, la contagion province-Paris étant extrêmement rare. Il avait donc dû se passer quelque chose d'exceptionnel.

Elle avait pris congé de ses compagnons qui multiplièrent les signes de regrets et appelé son chauffeur qui l'attendait sur la place de la Bastille pour lui demander de la prendre au bas des marches de l'Opéra. Pendant que la Velsatis aux vitres teintées roulait vers Ivry-sur-Seine, elle avait passé deux brefs appels qui lui avaient permis de prendre l'exacte mesure de la gravité de la situation.

Le syndicat du Livre parisien avait eu vent de discussions entre les éditeurs qui cherchaient désespérément des solutions pour réduire leurs coûts d'impression. Un consensus semblait s'être dégagé sur l'une de ces solutions. Elle était radicale: fermeture des imprimeries actuelles et concentration de l'impression dans un nouveau site avec des équipes productives. Cela signifiait une réduction de 70% des effectifs de l'imprimerie des quotidiens parisiens, réduction dont les éditeurs attendaient une baisse des coûts de fabrication assez importante pour se donner un ballon d'oxygène permettant de traverser la crise.

Pour dire le vrai, ce projet aurait dû être mis en œuvre depuis vingt ans. Aucun des patrons de presse de l'époque n'avait pourtant jugé nécessaire de briser la "paix sociale" qui régnait dans le secteur depuis la Libération car il aurait fallu prendre le risque d'un conflit assez long alors que les affaires ne le justifiaient pas encore vraiment.

Aujourd'hui, la situation était devenue extrêmement précaire, c'était même une question de vie ou de mort pour les journaux qui n'avaient pas encore cessé de paraître, c'est-à-dire les six qui subsistaient sur la vingtaine qui existaient au début des années 50. La crainte d'un conflit avec le puissant syndicat du Livre faisait toutefois partie du code génétique des patrons parisiens dont les plus frileux avaient demandé un délai de réflexion avant de mettre le projet à exécution.

Marie-Anne Balagnes avait prévu ce qui arrivait. Le "délais de réflexion" avait été utilisé par ceux qui pensaient pouvoir encore tirer seuls leur épingle du jeu pour aller discuter dans leur coin avec le syndicat. Ils avaient donc vendu la mèche, ou plutôt l'avaient allumée. Maintenant tout risquait de péter parce que le syndicat allait se servir du mouvement amorcé en province pour souffler sur les braises.

Le centre d'impression du journal était situé à l'Est de Paris, au confluent de la Seine et de la Marne. Il avait été implanté là une dizaine d'années auparavant dans les locaux d'une ancienne usine de boulons et de roulements que les actionnaires n'avaient pas hésité à fermer en dépit d'une longue grève qui avait été marquée par de rudes affrontements avec les forces de l'ordre.

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant