Machin

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Il n'est pas encore 8 heures quand je ressens le troisième coup de lance. C'est curieux comme on l'attend sans y croire. Et encore plus curieux d'imaginer que c'est fini. Un calcul ne passe jamais après deux ou trois coup de sirène. Il annonce qu'il va faire mal et il fera très mal. Sauf que là, la douleur s'est aussitôt atténuée, ne laissant qu'une sorte de halo sensible - à ce stade de la description de la crise les urologues me demandent toujours finement si j'ai déjà reçu un coup de lance dans le ventre et si je sais vraiment l'effet que ça fait, à quoi je réponds que "non ! bien sûr", que c'est une métaphore, mais la métaphore n'est pas un symptôme qui se soigne. Je ravale une poignée d'antidouleur. Le téléphone sonne. Paris aurait-il pris une décision ? Je n'ai pas besoin de porter le combiné à l'oreille pour entendre le flot d'amabilités que déverse mon chef adoré.

- T'as passé une bonne nuit, t'as cassé les pieds à combien de pauvres types pour demander une voiture, t'as pas donné ta démission... Tu sais que c'est quand tu veux, on sablera le champagne... T'es toujours là? Alors il va falloir que tu bosses.

Je vais en prendre pour mon grade. Normal, j'ai un peu poussé cette nuit. Mais surtout ne pas lui dire que je suis sur le point de pisser des cailloux, il me rapatrierait; vaut mieux se faire hospitaliser en reportage, je pourrai arrondir la note de frais.

- T'écoutes, Gatsby, t'es là? T'as écouté la radio ce matin ou bien je te réveille? T'es pas en voyage organisé bordel, t'es en reportage. Tu sais ce que fait un reporter en reportage? Tu t'en doutes seulement? Ca se lève à 6 heures pour aller acheter le canard local, regarder les nouvelles du coin pour savoir s'il y a pas un truc énorme qui s'est passé pendant que ça roupillait. T'es allé chercher ce putain de canard local? C'est quoi d'ailleurs ce canard, est-ce que tu le sais?

- Fais pas chier, « Sud », S-U-D! Fais pas chier, je raccroche si tu continues sur ce ton, je suis pas un esclave, tu me traites comme un esclave mais j'en suis pas un, je vais me plaindre à la société des rédacteurs, marre de tes manières de dictateur, c'est fini les dictateurs, on a viré ton prédécesseur, c'est pas pour que tu sois pire, merde...

- Okay Gatsby, okay. Alors pour faire soft: tu ouvres le super canard local en page 2 et qu'est ce tu lis en page 2? Tu lis que KS est mort cette nuit!

- ... Tu déconnes, putain, putain de merde, tu déconnes...

Je dois psalmodier cette sublime tirade une centaine de fois du plus aigu au plus grave en me balançant d'avant en arrière au bord de la crise de nerf. Des mois des années boulot qui s'effondrent, mon rêve qui s'évanouit, du sable qui me fille entre les doigts quand je vais refermer la main sur le butin... Merde, je ne suis pas Faust, ne n'ai vendu mon âme à personne. L'air me manque. La voix à l'autre bout du fil (je sais il n'y a plus de fil mais on dit toujours comme ça) en profite pour en placer une:

- Baisé mon salo, baisé, baisé, baisé et bien baisé... Ah je te l'ai bien mise celle-là! Elle va faire le tour de la rédaction, elle sera dans les annales de la profession, j'en ferai un cas d'école pour mes étudiants. Grosse buse, âne bâté, crétin des Alpes (je reste poli), tu n'as pas respecté une des bases de ce saint métier et je viens de te planter, de te bananer, de te ridiculiser. Non! KS, ton KS, n'est pas mort, il soigne sans doute un rhume mais il n'est pas mort. En revanche il y a bien eu un mort à Sète hier, c'est en page 2 du canard. Tu as cinq minutes pour te le procurer, lire l'article et me dire ce que tu fais.

Couper une communication de téléphone portable ne fait pas le moindre bruit. Le combiné devient seulement muet. Pourtant il y a comme une détonation quand il raccroche. Je ne sais pas comment j'arrive à la réception de l'hôtel, je sais juste que j'arrache le journal des mains du nouveau gardien qui est tranquillement en train de le lire. Je n'ai pas besoin d'aller en page 2. Le titre qui barre la une est éloquent: "Disparition du Raïs". Le sous-titre est plus explicite: "Le patron du plus gros armement thonier de méditerranée n'a plus donné signe de vie depuis le blocus du port par Ocean Watch". Ah! Sûr du fait divers dans l'air. Du gros même. Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre d'un gros fait divers moi, je suis grand reporter culturel, je travaille sur KS, moi, ils ne vont pas me coller sur la mort présumée d'un pêcheur! Non mais ils me prennent pour qui? On va voir ce qu'on va voir!

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant