5 - les araignées

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Eliott a vu Hugo sauter du toit de l'immeuble.

Il l'a vu s'élever dans les airs et retomber un peu plus loin. Il l'a vu se pencher au bord de l'immeuble et s'avancer, s'avancer encore, jusqu'à ce que le bout de ses pieds soit dans le vide. Il la vu se retourner vers lui et lui lancer un sourire amusé, confiant, ce sourire qu'il avait toujours avant de tenter un saut particulièrement compliqué et qui faisait lever les yeux au ciel à son entraîneur. Il l'a vu s'avancer, encore, il l'a vu jauger la distance, jauger le saut, jauger la hauteur avec cette expression concentrée et confiante qu'il avait toujours avant de se lancer. Il l'a vu s'avancer jusqu'au bord et écarter les bras avant de se laisser tomber. Il a pris une impulsion, une petite impulsion suffisante pour l'emmener plus haut avant de redescendre, et il a fendu les airs jusqu'à crever la surface de l'eau. Eliott l'avait regardé depuis le toit, là-haut ; il avait regardé l'auréole de sang qui s'était créée autour de Hugo et qui s'était étalée, tout doucement, dans l'eau claire et calme. Hugo était remonté à la surface, les yeux clos, le visage trop pâle, et il avait flotté là, sur le dos, les bras en croix. Eliott l'avait regardé, encore, il l'avait regardé trop longtemps, fasciné. Sans cette aura de sang tout autour de lui, sans ces filaments qui s'enroulaient autour de ses bras, de ses chevilles, qui se prenaient dans ses cheveux et qui teintaient toute l'eau aux alentours, il aurait pu croire qu'il était juste endormi. Il aurait pu croire qu'il faisait juste la planche là, tout seul, dans cette immense étendue d'eau qui continuait jusqu'à perte de vue. Il avait hésité, ici, debout au bord du toit ; il avait regardé Hugo, encore, qui était là, en bas, et il avait compris que le sang tout autour de son corps, que le sang tout autour de sa tête signifiait que Hugo était mort. Il se souvenait avoir lu des trucs, quand il était plus jeune, sur le plongeon – il savait qu'un atterrissage un peu trop brusque, surtout dans le plongeon de très haut vol, pouvait causer des contusions pulmonaires ou cérébrales et qu'il fallait surtout être prudent sur l'entrée dans l'eau. Il avait vu Hugo sauter ces vingt-sept mètres plusieurs fois, l'été, pendant les compétitions qui mettaient au programme cette discipline, et il avait toujours eu le frisson familier qui lui traversait l'échine quand son ami s'élançait depuis la plateforme. Il savait que le moindre contretemps, que la moindre erreur pouvait tuer Hugo – la moindre erreur concernant la profondeur de l'eau, aussi, et là, en haut, assis au bord de ce toit, Eliott s'était demandé si Hugo était mort à cause du peu de profondeur de son bassin d'arrivée. Il s'était dit que c'était ça et il avait compris que Hugo était mort, les deux en même temps. Il avait essayé de l'appeler mais Hugo ne l'entendait pas – Hugo était mort, de toutes façons – et il avait senti un tremblement, une décharge d'adrénaline le traverser alors qu'il s'était relevé, lentement, en s'aidant du muret sur lequel il s'était appuyé. Il se souvenait trop bien de son premier saut dans une piscine – il avait eu peur, il avait eu tellement peur qu'il n'avait même pas été capable de sauter et que Claire avait dû le descendre par les marches en lui tenant la main. Il avait eu tellement peur que ses parents lui avaient interdit de retourner à la piscine pendant plusieurs mois suite à ça. Il avait eu peur, tellement peur – et il s'était aperçu que là, tout de suite, maintenant, il n'avait pas peur. Il se tenait au bord de ce toit et il n'avait pas peur ; il avait hâte, tellement hâte que ses mains en tremblaient. Il n'avait jamais connu ce genre d'excitation, il n'avait jamais connu ce genre de décharge d'adrénaline stupide et violente. Il avait toujours été trop gentil, trop sage – et là, en haut de ce toit, il s'était senti vivant, soudain, il s'était enfin senti vivant pour la première fois depuis toujours.

Il avait ramené ses bras contre son torse et il s'était appliqué à se souvenir des conseils que Hugo lui avait donnés, lors de ce fameux saut avorté. Il s'était appliqué à rester aussi droit que possible, à ne surtout pas laisser à son corps une possibilité de basculer ou de laisser un membre s'égarer un peu plus loin. Il avait croisé les bras, il avait regardé la ligne d'horizon parfaitement droite et calme et, après avoir retenu sa respiration, il avait fait un pas dans le vide. Il ne s'attendait pas à la gravité, il ne s'attendait pas à se sentir attiré par le sol si vite et avec tant de brutalité. Il avait peut-être crié, il ne s'en souvenait pas bien ; il avait été surpris que la chute dure si peu de temps, aussi. Il n'avait même pas eu le temps de compter jusqu'à deux qu'il était déjà aux prises avec l'étreinte insistante de l'eau glaciale qui lui envahissait le corps. Il s'était senti couler, emporté par sa vitesse, il s'était senti passer d'un milieu à un autre en une fraction de seconde que son cerveau n'avait pas eu le temps de prendre – l'air transformé en eau, soudain, il n'avait pas compris, il avait senti son cerveau lutter une seconde contre la force de l'eau, contre la masse lourde et grondante de l'eau qui pesait au dessus de son crâne. Quand il avait réussi à se délier, quand il avait réussi à bouger, enfin, il avait relevé la tête pour constater que la surface était là, juste à côté – et il avait vu Hugo, là, à deux mètres de lui. Il avait vu le corps de Hugo qui flottait dans l'eau, juste au dessus de lui, un petit point qui voletait là et qui laissait échapper une flaque de sang qui s'étendait encore et encore et qui allait probablement finir par recouvrir toute l'étendue, qui allait probablement finir par contaminer toute l'eau, par rougir toute l'eau. Il s'était propulsé de toutes ses forces dans cette direction, il avait senti la caresse de l'eau sur son visage alors qu'il se tirait vers la surface et, pour la première fois depuis qu'il était tombé, il s'était senti soutenu, accompagné, il s'était senti porté par quelque chose. Il avait crevé la surface de l'eau avec un soupir de soulagement et il y avait Hugo ici, juste ici, à côté de lui, qui saignait, qui saignait de partout et qui avait les yeux fermés, le teint pâle, la peau froide. Il s'était avancé, encore, il avait battu des pieds pour essayer de se rapprocher mais le corps de Hugo s'éloignait sitôt qu'il s'avançait et il avait cru en pleurer de frustration.

Le carrelage de la salle de bainsWhere stories live. Discover now