4 - les photos de famille vides

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Eliott a vu Hugo sauter du toit de l'immeuble.

Il l'a vu s'élever dans les airs et retomber un peu plus loin. Il l'a vu se pencher au bord de l'immeuble et s'avancer, s'avancer encore, jusqu'à ce que le bout de ses pieds soit dans le vide, jusqu'à ce qu'une impulsion, une toute petite impulsion puisse le faire basculer. Il l'avait vu s'avancer jusque là sans regarder derrière lui, la tête droite, la lèvre un peu tremblante – Eliott se souvient que Hugo avait eu exactement la même tête avant de se lancer dans son saut qualificatif pour les jeux olympiques, quand ils étaient plus jeunes. Il avait eu cette mine pincée, ces sourcils froncés, ces traits concentrés qui peignaient sur son visage une toute autre expression que celle qu'il arborait en temps normal. Il lui tournait le dos, il fixait le sol, juste en bas, et Eliott s'était avancé jusqu'à lui, il ne se souvenait plus exactement pourquoi. Il s'était avancé pour lui prendre la main, pour lui dire de rester avec lui ; il était arrivé à temps, ce soir. Hugo lui avait demandé de venir au plus vite parce que ça n'allait pas et lui n'avait pas su comment réagir, il n'avait pas su dire non. Pourquoi aurait-il dit non, de toutes façons ? Il l'aimait, il l'aimait tellement, il voulait l'aider, il voulait l'avoir près de lui, l'avoir dans sa vie, il voulait vivre avec lui. Il avait besoin de Hugo, il avait cruellement besoin de Hugo et de son affection – alors quand il lui avait demandé de venir au plus vite il avait accouru en oubliant leurs disputes et les mots affreux qu'il avait eu pour lui la veille. Il avait encore les messages dans son téléphone, il n'avait pas eu le coeur de les supprimer malgré l'air sévère et les mots feutrés de Claire, les mots feutrés de Claire qui lui disaient que ce n'était pas de sa faute et qu'il était temps qu'il lâche l'affaire. Hugo avait dit des choses qu'il ne pensait pas mais c'était parce qu'il était bouleversé, pas vrai ? Il était bouleversé par leur dispute, il ne croyait pas une seule parole qu'il lui avait balancé, c'était juste... C'était juste une mauvaise soirée, une mauvaise semaine, un mauvais mois, ça allait passer. Ça allait s'améliorer, il fallait juste leur laisser un peu de temps, il fallait juste qu'ils se laissent un peu de temps à eux-mêmes pour régler tout ce qui devait l'être. Après tout, ils étaient ensemble depuis si longtemps, ça n'était pas si peu qui allait les séparer, pas vrai ?

Eliott avait regardé Hugo s'avancer jusqu'au bord de l'immeuble, le bout des pieds dans le vide et les poings serrés comme s'il rassemblait son courage. Il l'avait vu estimer la hauteur et il s'était demandé si Hugo préparait son saut comme ses plongeons, s'il s'imaginait faire une vrille ou une roulade ou n'importe quelle figure dont il ne se souvenait pas le nom mais qui l'hypnotisait quand il le voyait faire. La grâce et la précision de Hugo avait quelque chose d'émouvant – il y avait quelque chose de profondément touchant à le voir exécuter ces figures comme ça, les unes après les autres, avec une vitesse qu'il n'aurait jamais été capable d'atteindre. Lui-même n'avait jamais été capable de plonger depuis plus d'un mètre, alors faire des figures... Il n'en était pas là. Hugo lui avait raconté, quand il était plus jeune, qu'il avait commencé le plongeon par hasard. Sa mère était une grande nageuse – sans être dans un club ou sans faire ça de façon plus appuyée qu'un amateur – et elle l'avait emmené à la piscine dès ses quinze jours. Il avait apparemment appris à nager avant d'apprendre à marcher – Eliott s'était déjà fait la remarque que Hugo était presque plus à l'aise dans l'eau que sur terre. Il adorait le voir onduler dans le grand bassin, plonger, revenir à la surface, tourbillonner sous l'eau et émerger juste sous son nez pour lui voler un baiser. Il s'était avéré, quand il était petit, qu'en plus d'aimer nager, Hugo aimait sauter, courir, crapahuter un peu partout. Sa mère l'avait inscrit au trampoline en espérant lui faire passer sa passion consistant à sauter d'à peu près n'importe quelle hauteur pour voir à partir de quand il se ferait mal. La jonction entre la natation et le trampoline s'était fait naturellement quand son prof de gym avait appris ses capacités aquatiques : il avait essayé, une fois, et il avait tellement adoré que sa mère l'avait inscrit pour toute l'année en plongeon. Plus tard, elle lui avait dit en riant qu'elle était soulagé qu'il se mette à sauter dans une piscine, maintenant, et qu'il n'ait pas décidé de faire du parkour. Hugo, en haut de cet immeuble, regardait le trottoir qui s'étendait, là, en bas, à plusieurs dizaines de mètres, et soudain, c'était une autre expression qui s'était peinte sur son visage – il s'était tourné vers Eliott, juste derrière lui, il avait sursauté comme s'il n'avait pas encore remarqué sa présence. Il avait ouvert la bouche, l'avait refermé, il avait levé les mains en signe de reddition et Eliott avait continué à avancer. Il avait avancé jusqu'à se retrouver près, trop près de Hugo ; il pouvait presque toucher son nez, toucher son visage, toucher ces lèvres trop pleines qu'il crevait d'envie d'embrasser, et pourtant, au fond de lui, ce n'était pas ça qu'il entendait, ce n'était pas ça que son corps lui disait de faire. Et pourtant, au fond de lui, il entendait une petite chanson, une petite chanson qui reprenait les paroles de Hugo, une petite chanson qui lui murmurait à l'oreille les mots horribles qui s'étalaient sur son portable. Eliott n'avait pas compris pourquoi c'était si facile de défendre Hugo devant Claire et si difficile de ne pas s'énerver quand il était là, juste devant lui, avec ces lèvres pleines, cette moue surprise et ces cheveux en bataille dans lesquels il avait envie de passer les mains. Pourquoi était-ce si facile de ne pas être fâché contre Hugo quand il n'était pas là ? Pourquoi sentait-il cette drôle de colère, ce drôle de sentiment sourd, flou, chaud et envahissant le submerger maintenant alors qu'il avait été si calme toute la journée ? Il s'était repassé dans sa tête ce qu'il allait dire pendant tout son shift aux urgences : il s'était vu s'avancer, calmement, demander des explications à Hugo, lui demander pourquoi il pensait ce qu'il avait dit, quels étaient ses arguments objectifs et ses preuves pour avancer ce qu'il lui avait dit. Matt l'avait même aidé à mettre au point son argumentaire, il avait pris des notes qui étaient encore dans son téléphone, il suffisait qu'il le sorte et qu'il ouvre la première note qui se trouvait dans son application et il serait là, juste sous ses yeux, prêt à être lu. C'était si facile de ne pas s'énerver contre Hugo quand il n'était pas là – mais quand il se retrouvait face à lui, là, comme ça, comme au bord de ce toit, Eliott abandonnait toute raison, il abandonnait tout discours rationnel. Eliott abandonnait tout ce qu'il était, tout ce qu'il pensait, tout ce qu'il représentait ; il ne restait plus que Hugo, Hugo et son sourire, Hugo et ses yeux, Hugo et ses fossettes, il ne restait plus que Hugo et ses paroles et Hugo et ses pensées. C'était comme si Hugo absorbait tout ce qu'il était. C'était comme si Hugo était tout ce qu'il était, tout ce qu'il pensait, tout ce qu'il serait jamais. Il n'arrivait pas à s'en détacher – il ne s'en était jamais rendu compte jusque là. Il ne s'était jamais rendu compte jusque là d'à quel point il était différent quand Hugo était là, quand Hugo lui parlait, quand Hugo lui souriait. C'était comme s'il ne parvenait pas à rester qui il était, c'était comme s'il mentait la moitié du temps – mais qui était le vrai Eliott, dans ce cas ? Etait-ce le garçon fou amoureux de Hugo qui lui passait tout ce qu'il lui demandait, ou bien était-ce ce le jeune homme qui pouvait faire des crises de colère quand on le frustrait, le jeune homme qui discutait des heures durant avec Matt et dont tout le monde saluait la gentillesse et la compétence au travail ? Il avait l'impression d'avoir été scindé en deux, d'avoir été scindé en deux parties de lui plus ou moins irréconciliables – et que là, maintenant, en haut de cet immeuble, les deux parties venaient de fusionner à nouveau et que la deuxième avait pris le dessus. La deuxième avait vu le visage pincé de Hugo et tous les mots qu'il lui avait balancés, tous ces messages qui patientaient encore dans son téléphone, tout ça lui avait brûlé le coeur, tout ça lui avait brûlé les bras, brûlé les jambes, tout ça lui avait cramé la peau et avait atteint ses organes internes. C'était comme si on l'avait soudain dépouillé de sa peau, c'était comme si on lui avait arraché tout ce qui le protégeait de l'extérieur et qu'on avait forcé deux parts de lui à fusionner. C'était douloureux mais moins que de mentir, moins que de s'énerver – et, surtout, c'était moins douloureux que d'entendre les mots horribles de Hugo.

Le carrelage de la salle de bainsDonde viven las historias. Descúbrelo ahora