2. Chute

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Les jours suivants, l'auberge et l'échoppe se sont animées d'une vie qui rafraîchissait le hameau. Derrière les fourneaux, l'homme aux cheveux de jai héritait d'un savoir-faire culinaire d'une profondeur époustouflante. Des années de maîtrise de l'aliment se transférait par un lien aérien, invisible à l'œil humain, entre le cuisinier et son élève, le fil de la connaissance étendait sa longueur. Le travail d'une vie s'inscrivait dans l'esprit de l'étranger. Son apprentissage de la cuisine se fit majoritairement grâce à l'observation, durant de longues heures il restait assis, regardant son professeur exécuter son art. Ses yeux comme outil, s'accaparaient chaque geste, chaque mouvement, chaque fragment de seconde composant la cérémonie du maître. Il sculptait à l'intérieur de sa rétine un monument de savoir.


A l'issue d'une observation précise et appliquée, il se devait ensuite de la mettre en pratique. Alors, il se parait d'un tablier rouge, ramenait ses cheveux dans un foulard de tissu noir et s'affairait à rassembler couteaux, pinces et autres ustensiles. Ensuite, il effectuait, non sans mal, les demandes de son maître, différentes cuissons de viande, assaisonnement, coupe ou mélange. Il maniait les épices, la viande, la farine, les végétaux et d'autres encore. Il créait. Il transformait, un des rares pouvoirs de l'humain. Tous ses ratés venaient nourrir la petite bande d'enfants qui l'avait accueilli, Il en était devenu la bonne étoile.


L'homme remarquait maintenant la richesse de ce métier. Il rencontrait et contentait tellement de personnes différentes qui venaient délivrer leurs secrets. Être tenancier est un métier déterminé par la capacité à écouter. Entendre, retenir et accueillir les morceaux de vie que l'on reçoit semblait être essentiel afin de tenir cette échoppe. L'homme ne parlait pas, on le pensait muet, peut-être à raison. Mais il riait, s'étonnait, pleurait, déprimait à l'écoute de ces récits. C'était un trésor de culture, à chaque rencontre, il ajoutait une page à son répertoire de contes. Il découvrait passant, fonctionnaire, enfant, homme, femme, soldat, solitaire, paysan ou ouvrier.


Une belle nuit, le vent balaye les rideaux de l'échoppe, la Lune berce les nuages qui l'encerclent. Ce soir, les clients ne sont pas légion, le maître fume la pipe et l'élève remue les braises des grills les joues rougies par la chaleur. Le calme règne en empereur sur la guinguette. L'empereur est détrôné lorsqu'une main soulève le rideau de l'entrée, laissant par la suite place à un corps d'homme d'une quarantaine d'années. Les tenanciers ne sourcillent pas. Le visiteur est de taille moyenne, arbore une moustache brune qui s'étale en dessous de son nez, ses cheveux sont taillés en brosse et sa figure affiche un large sourire jovial. Il est suivi de près par une femme qui s'accroche à sa manche, elle paraît plus réservée, les cheveux noirs et noués derrière la tête, elle s'efface derrière le sourire protecteur de son compagnon.

Après avoir commandé, ils s'entretiennent des derniers ragots du coin, les aventures et mésaventures venant troubler un quotidien redondant. Le maître leur fait la conversation, tandis que l'homme aux cheveux de jai, lui, s'active aux fourneaux. Le couple s'anime, il réfléchit en binôme, et se coordonne dans ses actions. Leurs rires résonnent, leurs sourires resplendissent, leurs yeux pétillent ; le temps semble s'arrêter. Cet instant leur appartient, il est à eux uniquement, ils brillent et attisent la joie des autres d'un bonheur communicatif. Le souvenir de vieilles anecdotes et l'annonce de projets futurs font planer une ambiance rêveuse. La connaissance et la découverte de l'autre s'inscrit dans chacun de leurs gestes. Ils sont tout simplement sublime, si on les figeait, on obtiendrait une œuvre d'art digne des plus grands peintres.

Ploc. La goutte d'eau venait de tomber par terre dans un vacarme qu'un insecte aurait trouvé assourdissant. Il ne pleuvait pas. Si l'on remontait à son origine, cherchant le potentiel nuage qui lui aurait donné naissance, la source de celle-ci, on trouvait un oeil. L'étranger se tient immobile, une larme ruisselle de son œil droit. La vue du couple a remué en lui des souvenirs bien trop profonds, enterrés sous une masse d'autres bien plus superficiels. Il reste impassible, seul un filet d'eau le long de sa joue témoigne du torrent d'émotions qui submerge son esprit. Son sourire factice tente tant bien que mal de réprimer ses émotions, sans succès. Une pluie de souvenirs l'assaille et le transperce telle des lames de verre, sa résistance est faible et fébrile, et il se trouve bien vite ruisselant de fantômes du passé.

Le vent pour guideWhere stories live. Discover now