Comprendre

11 1 1
                                    

Ça fait déjà plus d'un an que j'ai rencontré Fatoumata et Gaspard. Tous les mercredis, je quitte le boulot au pas de course pour rejoindre la maison rouge. Malgré tout ce temps, personne d'autre n'a rejoint notre petit groupe. C'est devenu le rendez-vous du constat des scores, où on boit du café et où on commande des pizzas. Enfin, Gaspard vient un peu quand il veut et je me retrouve souvent juste avec la doyenne.

Elle me parle de son enfance au Sénégal, des difficultés à s'adapter en France. Et depuis plusieurs mois, elle me confie beaucoup de choses sur ses croyances. Elle croit en un dieu qui régirait notre monde, qui donnerait des chances aux bons et qui châtierait les mauvais.

— Ceux qui agissent pour le bien n'auront jamais à redouter la colère du Tout-Puissant.

Elle répète souvent cette phrase. Moi, je ne crois pas en tout ça. Certes, c'est mieux de briller pour le bien qu'on fait que d'être haï pour le tort qu'on cause. Mais pas besoin de justifier tout ça par l'existence d'un dieu. Il suffit de trouver sa place au milieu d'un monde de fous. Oui, c'est sûrement ça. Trouver sa place.

À force d'enchaîner nos petites réunions, Gaspard s'est rapproché du cent pour cent. Même si on n'en parlait pas beaucoup jusque-là, ça a fini par devenir le gros évènement qu'on attend tous les trois avec impatience. À tel point qu'on s'est promis de fêter ça dignement ! Le jour J, le fameux vainqueur est censé nous appeler pour nous passer le mot.

Fatoumata prévoit de se mettre aux fourneaux et de nous préparer des spécialités sénégalaises. Un peu moins original pour ma part, mais j'ai choisi de m'occuper des boissons. Au départ, on voulait commander un gâteau avec un gros « douze-mille-cinq-cent-quatorze ». Mais en discutant, on a réalisé que ce n'était peut-être pas une limite. Peut-être que Gaspard arrivera ensuite à douze-mille-cinq-cent-quinze, puis à douze-mille-cinq-cent-seize, et ainsi de suite. Je me souviens que quand on a eu cette discussion, la fin de soirée a été plus silencieuse. Je pense qu'on a tous les trois besoin d'une réponse à tout ça...

Je suis au bureau, à bosser sur un projet pourri. Mon téléphone sonne. C'est le nom de Fatoumata qui s'affiche. Un baillement, puis je décroche.

— Salut, Fatou. Comment vas-tu ?

Pas de réponse. Un bruit de respiration.

— Fatou ?

— Gaspard est mort.

Je m'arrête un instant. Non, en fait tout s'arrête. J'ai un doute. Est-ce qu'elle vient de dire que Gaspard est mort ? Non, en réalité je n'ai pas de doute.

— Comment ça ?

— Il est mort. C'est le docteur Nielsch qui me l'a appris ce matin.

Je respire vite. Je réfléchis. Je ne sais pas comment réagir. Je ne sais pas quoi dire.

— Il... Comment c'est arrivé ?

J'entends sa respiration à l'autre bout du fil. Elle est pleine d'émotion. Elle ne pleure pas, mais le choc est réel. L'espace de quelques secondes, on compatit mutuellement en silence, par combiné interposé.

— Il s'est tué en voiture.

Elle a raccroché. Mes yeux perdent leur focus. Je hurle en silence. Je sens mes joues s'humidifier. Tiens, ça fait longtemps que je n'avais pas pleuré. C'est une sensation étrange...

À la sortie du boulot, j'entame une marche rapide, poussant les portes avec un mélange explosif de tristesse et de colère. On me juge à mon passage, mais rien ne m'atteint. Je me presse pour rentrer chez moi, histoire de récupérer ma voiture et d'aller chez Fatoumata. Putain, pourquoi les feux piétons sont toujours au rouge quand on est pressé ?! Bon, tant pis. Celui-là, je traverse.

Des pneus crissent. Tout mon corps se tend et se racornit. Je ferme les yeux.

— Oh, tu peux pas regarder où tu vas ?! C'est rouge !

Je pose ma main au niveau de mon cœur. J'ai failli mourir. Je reprends mon souffle, sous le choc. Le pas traînant, je rejoins le trottoir d'en face. Putain, j'ai vraiment failli mourir.

Mille-cinq-cent-quarante-huit.

Le ScoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant