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— T'as été chez l'ophtalmo ?

Je ne peux m'empêcher de froncer les sourcils.

— J'te l'ai dit : ça ne vient pas de mes yeux !

Je ne sais pas pourquoi j'en ai parlé à Pierre. De tous mes collègues, c'est loin d'être le plus futé. Mais bon, au moins il m'écoute. Même si je sens bien qu'il ne sait pas trop quoi dire ou comment réagir, en réalité.

— Tu vois des nombres, mais ça ne vient pas de tes yeux... Alors de quoi ? T'as jamais eu d'hallucinations avant ?

— Non. Et puis ça ne ressemble pas à une hallucination. Je ne sais pas comment expliquer ça autrement. Ce sont deux séries de chiffres, l'une derrière l'autre, avec une barre entre les deux. Comme une espèce de note ou de score, tu vois. Je me souviens plus exactement des premiers, mais je suis presque sûre qu'ils étaient similaires à ceux que j'ai vus hier.

— C'était quoi déjà, ces nombres ?

— Mille-deux-cent-vingt-trois et douze-mille-cinq-cent-quatorze, récitai-je avec lassitude.

Toute la journée, je n'ai pu m'empêcher de penser et de repenser à ces foutues combinaisons. Et à part me répéter « Prends rendez-vous chez le médecin », Pierre ne m'a pas vraiment aidé.

Mille-deux-cent-vingt-trois... douze-mille-cinq-cent-quatorze. Impossible d'avoir autre chose en tête que ces numéros les jours suivants non plus. Deux fois la même hallucination ? C'est complètement improbable. Mais alors quoi ? Je les visualise si nettement... Est-ce que ça pourrait être les prémices d'une maladie mentale ? L'idée qu'il y aurait une pathologie qui fait voir des chiffres qui n'existent pas aux malades me parait con. Mais peut-être que ça existe ?

En passant la porte de mon appart', je balance mon sac dans l'entrée et file m'installer à mon bureau. Une fois mon PC portable démarré, je lance plusieurs recherches : « maladie mentale voir des chiffres », « pathologie chiffres hallucination » ou encore « hallucination séries de chiffres ». Rien, à part une page Wikipédia sur la synesthésie. Il s'agit d'un phénomène neurologique non pathologique, et bien qu'il y ait des liens avec les nombres, les symptômes n'ont rien à voir.

Je continue à chercher durant des heures, sans succès. J'ai beau essorer les forums, les pages médicales, et même quelques sites ésotériques douteux. Néant. Un sentiment de solitude me prend à la gorge. Peut-être que ça vaudrait quand même le coup d'aller voir un médecin ?

Préférant éviter de parler de ça à mon médecin traitant — médecin de famille, qui plus est — je parcours les annuaires de proximité. Je finis par appeler un certain Docteur Roualt, et sa secrétaire me trouve une place pour dans deux jours. On verra bien.

J'arrive au cabinet avec dix minutes d'avance. Une odeur de café imprègne cet endroit jusque dans les murs, et la décoration est d'un goût franchement hors d'âge. Je devine que le toubib a au moins passé la quarantaine.

— C'est à quel nom ?

La secrétaire me parait moins commode qu'au téléphone. Mais on m'a appris que les gens peuvent être soudainement moins sympathiques pour plein de raisons : fatigue, mauvaise nouvelle, problème de santé, pression sociale. Alors je prends le parti de répondre avec le sourire.

— Bonjour. Au nom de Carambe.

— Vous êtes en avance. Je vous laisse patienter dans la salle d'attente.

Bon, eh bien on se passera de l'amabilité. Quelques pas plus loin, je m'installe dans la petite pièce aux allures de débarras. Deux sièges en bois, et une micro-table pleine de magazines de mode largement déchirés. Difficile de faire plus minimaliste. Fort heureusement, il n'y a que moi. Dans un espace aussi confiné, cela aurait été malaisant de se retrouver avec un inconnu, et de devoir échanger des banalités.

Le tic-tac de l'horloge me fait craindre une attente interminable, mais les publis pourries sur Instagram tempèrent mon impatience. Et enfin, j'entends une voix grave appeler mon nom. En sortant, je croise une vieille dame aux traits sévères qui va s'installer dans la salle d'attente. Ouf, c'était moins une.

C'est un vieux médecin aux cheveux longs et à la barbe tombante qui m'invite dans la salle de consultation. Son attitude un peu trop décontractée malgré sa blouse blanche laisse deviner un certain niveau d'arrogance.

Je m'installe. Il s'installe. Malgré ma gêne, je lui explique la raison de ma visite. Il m'écoute, sans jamais cesser de caresser sa barbe blanche. Cette histoire de chiffres hallucinés ne le décontenance pas. Depuis derrière le reflet de ses lunettes, il me rassure. D'après lui, ce n'est rien du tout. Un petit trouble passager, qui ne durera pas. Il ne me rassure pas. Ça joue le pro, et pourtant je sens que sous sa chevelure grasse, il ne me prend pas au sérieux.

Dix minutes plus tard, je suis dehors ; la mine déconfite, et une ordonnance pour un médicament au nom à rallonge dans la main droite. Hop, poubelle.

La troisième fois que j'ai vu les chiffres, c'était en allant au supermarché. Un employé du magasin faisait de la mise en rayon, perché sur une petite échelle. Au moment où je me trouvais juste derrière, le son métallique de l'escabeau m'a fait me retourner. D'un réflexe surhumain, j'ai saisi l'un des pieds avant que le malheureux ne bascule et chute au milieu de l'allée. Le quarantenaire aux yeux fatigués n'a pas manqué de remerciements, non sans blâmer le matériel de l'établissement. Mille-deux-cent-vingt-quatre.

L'après-midi, en rentrant au bureau, je trouve une coupure de journal collée sur mon écran, avec un post-it sur lequel est inscrit : « Ça va peut-être t'intéresser. Pierre ». Je détache le post-it et lis ce qui s'apparente à une petite annonce.

Vous voyez des nombres ? Douze-mille-cinq-cent-quatorze vous est familier ? Vous n'êtes pas seul. Nous nous réunissons tous les mercredis, à 18h30 au 54 rue Sadi Carnot.

Ce n'était pas si con d'en parler à Pierre, finalement... Quelle aubaine qu'il soit sûrement la seule personne sur la planète à lire encore le journal !

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