Elle fit un geste au patron. Il nous tourna le dos et remplit de café la poignée à expresso, puis tassa la fine mouture brune avec un tamper avant de verrouiller le système de fermeture à baïonnette dans le percolateur de marque italienne. Puis il appuya d'un geste nerveux sur le bouton qui envoie vers le filtre l'eau bouillante à très haute pression. Quand il nous refit face, il tenait dans chaque main une tasse de porcelaine blanche à moitié pleine d'un liquide odorant recouvert d'une fine couche de mousse marron.

─ Et deux express, deux ! Attention, c'est brûlant.

Je m'étais accoudé au bar à côté de la femme dont je savais depuis quelques minutes qu'elle se prénommait Jenny et qu'elle avait beaucoup d'heures de vol. Nous nous sommes concentrés sur les tasses de café fumant que le patron du bar avait posé devant nous. Il était effectivement très chaud. J'ai tourné une petite cuillère dans la tasse pour tenter de le refroidir sans grand succès.

─ Si vous ne mettez pas de sucre, c'est dommage de remuer, la mousse disparaît or le meilleur, c'est la mousse.

─ Ouais, mais je ne supporte pas de me brûler la langue.

─ Qu'est ce que vous ne supportez pas d'autre ?

─ Je ne pense pas que nous nous connaissions depuis assez longtemps pour que je commence à vous raconter mes petites affaires.

─ Alors parlons de vos grandes affaires puisque de toutes les façons tout le monde ici sait ce que vous êtes venu faire dans ce trou à poissons morts.

Je sentis une petite poussée de parano qui provoqua une accélération désagréable de mon pouls. Je jetais un coup d'œil par-dessus mes épaules, à droite et à gauche. Il n'y avait pas plus de dix clients dans la salle dont les murs naguère verts avaient été salement jaunis par la fumée.

Outre le bonhomme au verre de blanc qui avait entrepris une lecture radicale du quotidien local en commençant par les avis de décès, il y avait au fond, autour des tables qui avaient été placées sous un écran de télévision plasma géant deux types en pseudo tenue militaire camouflée qui avaient sorti du canal quelques beaux loups pendant la nuit et qui s'en jetaient un avant d'aller roupiller.

Autour des guéridons disposés entre la baie d'entrée et le comptoir, les trois filles arborant la tenue d'un salon de coiffure voisin pianotaient sur le clavier de leur téléphone portable en gloussant. Dans un coin, une femme hors d'âge, qui avait posé à ses pieds boudinés dans des bas de contention un filet à provision d'où s'échappait des queues de poireaux, mastiquait une tartine beurrée en mettant en péril la fixation de son dentier. Il y avait aussi un chauve très maigre qui avait glissé ses mains sous ses fesses pour masquer leur tremblement sans parvenir à interrompre les mouvements désordonnés de sa tête.

A l'extérieur, je ne voyais à travers le brouillard personne qui aurait surveillé le café. Qui pouvait bien s'intéresser à moi ? Qui pouvait savoir que j'étais ici pour prendre une interview du plus grand peintre du siècle ?

La femme en jean et blouson noir qui était à mes côtés, sembla s'amuser de m'avoir mis en alerte.

─ Vous avez quelque chose à cacher ?

Je me tournais de façon à bien l'avoir en face de moi.

─ Tout le monde me connaît mais nous ne nous sommes même pas présentés...

─ On est à Sète, autrement dit dans une petite ville. Dans une petite ville tout se sait très vite. Je sais donc que vous êtes journaliste, que vous êtes arrivé de Paris hier soir par le TGV qui avait du retard et je sais donc que vous vous courrez au devant des emmerdements...

Combien de temps ce marin va-t-il souffler?Where stories live. Discover now