Ariane

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  On frappe. Au même moment, la grande pendule de bois vernis sonne deux heures du matin. Ce sont eux. Au bruit que fait la porte qu'ouvre Ariane, Aurélien s'approche dans son dos pour accueillir les arrivants. Lesdits arrivants sont en réalité Alba, encore pâle, et quelques points de suture à la tempe visibles sous ses cheveux qu'elle a bien raccourci depuis cinq ans. Elle est soutenue par Olivier. Derrière eux, Ariane aperçoit aussitôt Loup et reconnait Leah, qu'elle n'a vu qu'en photo, mais dont la crinière rousse et l'air de renard est inimitable. Enfin, arrive celui qui doit être Paul, un jeune homme au sourire angélique, plutôt petit, aux cheveux blonds, assez incongrus peau bronzée prise en compte. Il porte une blouse blanche par-dessus un jean et un tee-shirt portant l'inscription "censored" blanche sur noir.

  Ariane se fend d'un large sourire :

  "Nous vous attendions. Entrez."

  Les cinq arrivants s'exécutent, saluant un par un Ariane, puis Aurélien.

  "Nous sommes désolés d'arriver si tard, s'excuse Leah d'une voix trop profonde pour que l'on puisse en voir affleurer le sens, vous ne dormiez pas ?

  -Nous aimions mieux veiller jusqu'à votre arrivée, répond Aurélien, mais vous, j'ilagine qu'après toute cette route vous devez être fatigués. Nous n'avons par contre que deux chambres à vous proposer, nous vous laissons vous arranger.

  -Les hommes d'un côté et les femmes de l'autre ? propose Alba."

  Soupir synchronisé de Leah, de Loup et de Paul. Olivier sourit, et Loup s'indigne :

  "Hé Paul, pourquoi tu soupires, toi aussi ?!

  -Moi ? C'était un soupir manifestant ma joie de passer une nuit dans la même chambre que toi...

  -Tu me fais peur..."

  Ariane sourit, sans réellement écouter la dispute -à laquelle Leah et Olivier viennent successivement se mêler-, simplement heureuse de retrouver ses deux fils, de rencontrer enfin Leah, d'acueillir tant de monde chez elle.

  Aurélien propose de montrer les deux chambres, tandis que Paul fait la remarque insidieuse qu'il est le seul à ne pas avoir de compagnon de lit (ce à quoi Olivier répond qu'Alba n'est pas sa compagne de lit, et qu'ils sont donc trois dans le même cas (ce à quoi Loup répond que personne n'y croit (ce à quoi Leah répond qu'Alba et Olivier ont tout de même le droit que l'on les laisse en paix (ce à quoi Aurélien répond qu'il ne veut rien savoir, il est juste là pour montrer les chambres, et d'ailleurs le canapé est libre aussi)))). Tandis qu'ils montent l'escalier de bois en spirale menant aux chambres, Ariane se retrouve seule avec Alba, qui fait mine de s'intéresser aux bibliothèques tapissant les murs. En vérité, Ariane remarque fort bien que la détective a sorti une carte d'identité de sa poche. Ne résistant pas à la curiosité, elle jette un coup d'oeil par-dessus l'épaule de l'Italienne. La carte d'identité est celle d'une fille de quinze ans environ, dont le visage est étrangement familier à Ariane, peut-être parce que la jeune fille ressemble assez à Alba. Elle réussit à lire le nom de famille (Gianelo) et une partie du prénom ("Raffae...", sûrement Raffaela), puis toussote pour signaler sa présence :

  "Tu veux voir les chambres, Alba ?"

  La jeune femme sursaute, et range la carte d'identité dans la poche de sa veste noire -celle que Morgan lui avait donné cinq ans auparavant, si ses souvenirs sont bons- :

  "Ah ! Oh, Ariane, je ne vous avais pas... Désolée... Je... Vous avez vu ?"

  Elle désigne sa poche. Ariane hausse les épaules :

  "Une carte d'identité. Celle de ta soeur ?

  -Hum, non, de mon frère.

  -Je ne savais pas que tu avais un frère.

  -C'est que... Ce n'est pas important. Je veux bien voir les chambres."

  Alba est prête à se détourner, mais Ariane ne peut s'empêcher de la retenir par des crochets de mots :

  "Et au fait Alba oui euh je voulais ah c'est ça donc je voulais te demander quelque chose.

  -Je vous écoute.

  -A propos d'Olivier."

  La jeune femme retient son souffle. Elle reste debout, face à Ariane, comme si elles étaient chacune le miroir de l'autre, la même femme peut-être, mais à un âge différent.

  "Oui ?

  -Voilà, commence Ariane en cherchant ses mots, je crois que... Je crois qu'Olivier n'est pas heureux. Je crois qu'il vit toujours autre part.

  -Dans la cave.

  -Oui, dans la cave. Il reste bloqué cinq ans avant. Même si presque tous ses souvenirs lui sont revenus, il est incapable de vivre dans le présent, je crois. Pour lui, les meilleurs moments de sa vie sont ceux qu'il a vécu avant de se faire enfermer. Il croit que maintenant, la vie ne peut rien lui apporter de meilleur. Je ne sais pas si tu es au courant, mais il a essayé de se suicider trois fois.

  -Comment ?! Non, je ne le savais pas... Mais pourquoi ?... Pourquoi ?

  -Justement. Pour lui, la meilleure période de sa vie est révolue. Plus rien ne le retient vraiment ici, aucune attache, il vit dans un monde fait de fragments de passé. Je n'ai pas le souvenir d'une nuit où il ne se soit pas réveillé en sursaut. Il m'a dit, un jour, que ses journées s'écoulaient comme des rêves dans l'attente d'une nuit qui s'écoulait dans les cauchemars. Quelques semaines après que nous aiyons quitté Anvin, il s'était tailladé le poignet, mais il s'est fait hospitaliser et a pu s'en sortir rapidement. A dix-sept ans, il a tenté de se noyer. Je n'étais pas là, mais Aurélien l'a sauvé, et Olivier avait dit ne plus jamais vouloir attenter à sa vie. Mais, à peu près un an après son installation à Paris, il a encore tenté de se suicider avec des médicaments. Là encore, il a été sauvé à temps, par un voisin.

  -Je... Je ne le savais pas..."

  Ariane baissa les yeux. Evidemment, comment Alba aurait-elle pu le savoir ?

  "Mais... Que voulez-vous me demander ? Je crois que j'ai compris. Vous voulez que je prenne Olivier en pitié, que je vive avec lui pour l'empêcher de se suicider, que je lui offre toute la tranquillité que je pourrais lui donner. N'est-ce pas ?

  La gorge d'Ariane se serra inexplicablement. Elle sentait venir quelque chose dont elle n'aurait su déterminer avec sûreté l'aspect.

  "Oui, répondit-elle en un souffle.

  -Vous voulez que je prenne Olivier en pitié, que je vive avec lui pour l'empêcher de se suicider, que je lui offre toute la tranquillité que je pourrais lui donner. N'est-ce pas ?

  -Oui.

  -C'est ce que vous me demandez ?

  -Oui.

  -Vous pensez que je l'accepterai ?

  -Je ne sais pas.

  -Alors je vais mettre un terme à votre doute. Vous ne comprenez rien. Non, je n'accepte pas cela."

  ... Comment ? Ariane se sentit chavirer. Alba reprit :

  "Je ne le prendrai pas en pitié parce que je devrais me croire supérieure à lui, et ce n'est pas le cas. Je ne vivrai pas avec lui pour l'empêcher de se suicider, je vivrai avec lui parce j'en ai envie et que lui aussi, je ne lui donnerai pas de tranquillité parce que je n'en possède pas, mais je peux lui offrir tout l'amour que j'ai pour lui."

  Ariane leva les yeux vers l'escalier, instinctivement, et Alba suivit son regard. Elle croisa celui d'Olivier.

La lumière derrière le murOù les histoires vivent. Découvrez maintenant