°§° Noyade °§°

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Le pinceau se noie dans l'aquarelle marine. Il tapisse la toile, devient poisson dans l'océan. Après un début hésitant, il gigote enfin, monte des reliefs invisibles et frétille au gré des courants. Un lourd soupir s'échappe du marionnettiste de l'animal et son ondée secoue cette première couche. Suivent les camaïeux sombres et clairs ; des tréfonds ils deviennent ciel, puis retombent en mousse sur l'écume.

La ligne du garçon se suspend et, comme pour éviter que son élan ne se brise, on lui glisse l'essence de son moteur : un nouveau pot de couleur. Trop tard. Jason s'est à nouveau égaré dans le passé.

oo)oo)oo)oo)oo)ooo.o.oo(oo(oo(oo(oo........

Pour les dernières vacances d'été, sa mère avait insisté que l'air frais de la montagne leur ferait plus de bien que de frire sur les bords de l'Atlantique, où ils ne feraient que s'abrutir au rang des morues qu'on y servait. Par pur esprit de contradiction, son père décida alors de partir en Bretagne pour faire de la voile. Ou peut-être espérait-il secrètement qu'elle ne viendrait pas ? Le jour du départ, elle s'enfonça pourtant sur le siège arrière de la voiture sans un mot, les lèvres pincées – probablement percluses de courbatures d'avoir trop gueulé. Seule la vue de l'océan, infini comme les histoires des Mille et Une Nuits, les déboucla et se déversa alors un torrent d'injures, accumulés dans sa cavité buccale pendant le trajet. Leur fils les laissa en plan, sourd au conflit, et entama la construction d'un château de sable ; il serait le plus grand, le plus beau et le plus majestueux de la plage !

Du doigt, le garçon plonge dans le jaune canari et tapote le canevas de pointillés.

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Jusqu'à ce la rumeur de la noire foule qui l'entoure monte par vague, à lécher la plage, il continue son manège, observe, se fige parfois un instant, l'index levé, les pupilles folles, puis se décide enfin d'apposer le grain en un point clé.

Sa mère n'aimait pas le sable. En rentrant à l'hôtel, elle n'en finit pas de se plaindre que celui-ci s'infiltrait par chaque interstice et orifice, qu'il lui filait entre les mains. Jason lui fit alors remarquer que rien de plus normal : en tant que sirène, la frontière entre la terre et la mer devait lui donner bien du mal. Il le pensait avec le plus grand sérieux dont un garçon de son âge pouvait faire preuve. Avec ses boucles de soleil en auréole, les yeux verdoyant comme des billes en verre et la douceur de sa peau, sa mère ne pouvait qu'être issue de d'un de ces contes de fée qu'elle lui lisait au petit matin. Prise de court par la remarque, elle resta un instant avec la bouche du poisson ébahi d'avoir été capturé en vol, puis le prit dans ses bras. Depuis la chaleur du cocon maternelle, Jason ne manqua pas de remarquer les trois larmes qui s'écrasèrent sur sa tête.

Se superpose à l'eau les traînées écarlates du crépuscule. Le garçon se traîne à quatre pattes jusqu'au sommet de son œuvre et y accole l'astre moribonde. D'une main malhabile, il étale une poignée de gouache rouge sur les lippes, comme sa mère le faisait, il y a des années, cela fait longtemps qu'elle ne se maquille plus, et les colle contre le support. Un baiser pour le noyau, et les autres pour la corolle. Il ferme les yeux, se rappelle l'étreinte et s'enfonce dans la peinture.

— On devrait l'arrêter, murmure une voix rauque parmi les silhouettes hautes comme des immeubles.

— Oui.

— Oui.

— Oui, s'il-vous-plaît, qu'on l'arrête !

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— Non, laissez-le.

Ordre péremptoire devant lequel les exclamations refluent. L'enfant peut enfin se complaire dans le cocon de sa mémoire.

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 22, 2021 ⏰

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