Dans la brume / L.S.

69.

J'ai beau ne pas me souvenir de lui, je le reconnais. Je sais que c'est lui. Aucun doute. En dehors de mes yeux et sa barbe, nos visages sont presque identiques. Harry me regarde. Semblant comprendre mon malaise, il se lève et me prend par les épaules pour m'asseoir. Je me rend compte que j'ai la bouche ouverte et je la referme. Mes yeux restent rivés sur cet homme.

Je ne sais pas ce que je ressens à ce moment. De la haine, de la surprise, de l'anxiété, de la douleur, de la joie... tout se mélange. Harry me serre la main et me frotte le dos en me proposant de l'eau, que je refuse. Je fixe toujours l'homme face à moi, qui semble aussi choqué que moi. La femme, Mary, lui prend la main et lui demande ce qui ne va pas. Elle semble inquiète. Il ne parle pas. Il me fixe comme je le fixe.

Je ne peux plus bouger. Cette fois je sais ce qui se passe. Je tombe de la chaise et une douleur envahit tous mes membres. Je ne peux pas bouger, je n'arrive pas à respirer. J'entend et je vois autour de moi mais je ne peux pas y prêter attention. La lumière pourtant faible me brûle les yeux et tout à coup je me sens trembler et gesticuler sans que je puisse rien contrôler. J'attend que ça passe. Je sens la salive affluer dans ma bouche. On a mis quelque chose sous ma tête pour qu'elle ne frappe pas le sol.

Au bout d'un moment, ça se calme tout seul. Je me sens épuisé. Je me redresse et Harry me prend le poignet. Il me pose des questions et j'y répond. Je suis dos à la salle mais aux regards qu'il lance par dessus mon épaule je sais qu'on nous regarde malgré l'isolement de notre table.

Il fait signe aux gens de se retourner, m'aide à me rasseoir ma place et me demande si je préfèrerais rentrer maintenant. Je lui dis que non, je me sens vraiment épuisé à cause de la crise mais je ne veux pas gâcher la soirée.

Mary et Daniel sont toujours debout à côté de nous. Ils ont tous les deux un regard horrifié. Je me tourne vers l'homme et je ne sais pas quoi lui dire. Pourtant il faut que je parle. Harry semble me comprendre. Il me prend la main et la caresse dans un geste rassurant. Il me sourit timidement et attend de voir ce que je vais faire.

«- Vous... tu... Daniel c'est ça?

- Oui Louis. Je... oui, je suis Daniel.

- C'est possible?

- Quoi donc?

- C'est possible que je... qu'on... enfin vous... uhmm...

- Vous êtes son père n'est-ce pas? »

Harry a parlé. Je lui serre la main pour le remercier et je fixe toujours l'homme du regard. Je ne sais pas comment réagir. C'est tellement étrange. Cet homme face à moi, je ne le connais pas. Pourtant sans lui je ne serais pas là. Je n'existerais pas. Il baisse la tête et se mord la lèvre. Les yeux de Mary font des allers-retour entre Daniel et moi. Elle pose sa main sur sa bouche pour étouffer un cri dans un mouvement de recul.

«- Je pense que oui en effet. Il y aurait trop de coïncidences sinon. Tu... tu es le fils de Johanna, tu es né la veille de noël il y a 21 ans, Louis, hein?

- Je ne vous connaît pas. Je ne sais rien de vous. Je ne veux rien savoir. Vous n'êtes personne pour moi. Allez-vous en s'il vous plaît. »

C'est la haine qui a pris le dessus. Je ne connais pas cet homme. Il m'a abandonné. Il ne voulait pas me connaître, je ne veux pas le connaître non plus. J'ai fait ma vie sans lui jusqu'à aujourd'hui, je continuerai comme ça. Je le regarde relever les yeux, soupirer et tourner les talons en s'excusant. J'ai vu de la douleur dans son regard. Mary reste une minute pour dire au-revoir à Harry et s'excuser encore. Harry lui précise que nos parents sont pas au courant de notre relation et elle promet de ne pas en parler. Elle rejoint son homme et ils disparaissent.

«- Louis, je suis désolé pour ce qui s'est passé. J'ai pas ré...

- C'est pas ta faute. Tu pouvais pas t'y attendre. Je m'y attendais pas. Je suis épuisé.

- Tu veux qu'on rentre maintenant?

- Non, on a déjà commandé, les plats vont arriver. Je peux tenir encore un moment. Je veux pas gâcher ton cadeau.

- Je m'en fous du cadeau Louis, je veux juste que tu ailles bien.

- Je vais bien, je suis juste très fatigué.

- T'en es sûr?

- Oui Harry, on mange et on part après. »

Le serveur arrive quelques minutes plus tard avec nos assiettes et malgré ma fatigue je profite de la soirée avec Harry. A peine assis dans la voiture je m'endors. Un peu plus tard, je sens ses bras m'enlacer et me porter mais je ne me réveille pas totalement.

Je rêve de mon père. Ou plutôt de celui qui aurait pu l'être. Je rêve d'un homme qui m'aurait élevé, appris à marcher, à faire du vélo et du roller, à draguer les filles, à construire des cabanes et des bateaux, à pêcher, à faire la course...