1. Absorption

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J'ouvre les yeux. J'ai bien dormi cette nuit ; pourtant, l'anxiété, palpable, me ronge déjà. Ah... les joies du matin ! C'est peut-être bizarre mais j'ai totalement l'habitude de ce stress. Je connais parfaitement la raison de ma nervosité : je dois aller à l'IUT et pire encore, j'ai un examen de travaux pratiques en microbiologie.

Je revêts rapidement un pantalon et une veste puis je descends. Je sais très bien que je n'arriverai pas à manger et que c'est peine perdue que d'essayer : je sens déjà la nausée monter. Je passe dans la salle à manger et je salue ma mère d'un geste de main bref. Dans la cuisine, j'ouvre le frigo pour prendre mon déjeuner. Au passage, je prévois quelques biscuits pour la matinée. Je verse un peu de pâtée dans la gamelle du chat, en détournant le regard. La nourriture – même pour animaux – me dégoûte dans ces moments-là ; je ne supporte de la voir, de la sentir ou d'entendre des gens la manger.

Je remonte me changer et je vais dans la salle de bain. Je regarde ma mine plus pâle que jamais dans le miroir. Je fais pitié. C'est juste que je suis malade depuis deux ans...

Soudainement, je suis absorbée par la glace et je panique. Je suis... de l'autre côté de la vitre ? Je me vois, à travers la forme ronde du miroir et tout autour, que du néant. Mon reflet, qui a pris ma place dans le monde réel, allume le robinet pour se laver le visage. Je sens la fraîcheur de l'eau sur ma face comme si c'était moi ; mais il s'agit de moi ! C'est un cauchemar !

Je tambourine contre le portail immatériel de nos deux mondes. Horrifiée, je me vois – ou plutôt mon imposteur – en train de sortir de la pièce. Je frappe la vitre onirique de plus belle. La peau de mes poings se mets à saigner et je cesse. A ma plus grande stupéfaction, je suis mon alter ego dans le couloir. Je suis comme un fantôme invisible poursuivant son propre reflet.

Je vois ma queue de cheval qui ondule quand je redescends, avec mon sac à dos. Puisque je suis de l'autre côté, comme enfermée dans le rôle de spectatrice, je me contente de me regarder. Je suis désemparée mais je prie pour que, vite, ce film de ma propre vie cesse ! Je veux retrouver ma place dans une réalité active !

Mon imposteur panique en voyant l'heure. Tout comme je le suis chaque jour, il est en retard pour partir de la maison. Ma mère m'observe. Oui, maman ! Vois que ce n'est pas moi, que quelqu'un a pris possession du corps de ta fille !

J'entends mon reflet ronchonner pour lui-même :

« Je suis à mort en retard...

— Je peux t'emmener, si tu le souhaites, lui propose aussitôt ma mère avec gentillesse.

— Je veux bien, oui. »

Trépignante, mon autre moi patiente tandis que ma mère finit de préparer ses affaires. J'ai mal au cœur... Maman... aide-moi ! Lorsqu'ils sortent de la maison, mon reflet ne réagit pas tout de suite mais ma mère lui annonce : « La voiture est gelée, Enjy... » L'esprit de mon imposteur se remet en marche et réagit enfin :

« Ce n'est pas grave. J'y vais tout de suite dans ce cas. A ce soir !

— A ce soir ! Bon courage ! »

Je me vois avancer à grand pas, et je ressens la terreur de mon reflet. Grand Dieu ! Qu'est-ce que je suis à la bourre ! Toutefois, depuis l'autre dimension, je m'interroge : ai-je vraiment une allure si précipitée, tous les matins ? Il semblerait bien...

C'est bien gentil, mais je crois que ce maudit reflet de moi-même ne sera pas capable de gérer. Il y a l'anxiété due aux cours, le stress de l'examen et aussi, mon retard. Ce n'est pas tout, mais cher écho, il serait temps de me rendre ma place ! Il n'y a que moi capable d'encaisser tout ça. J'ai un semestre à valider et des études à terminer, moi. De l'autre côté du voile, je fonds en larme. Rend-moi ma vie avant de me la détruire, fichu reflet !

Dans cinq minutes, les cars passent à l'arrêt de bus. Je chasse les larmes de mes cils pendant que mon autre moi s'élance sur le trottoir et cours. Waouh, qu'est-ce qui se passe ? Elle se met à courir ? Mais elle est folle, cette Enjy en toc ! Je n'ai pas mangé ce matin ! Au vu des vertiges qui l'assaille, elle se raisonne néanmoins et cesse ses pas de course. Il faut que j'arrive à l'arrêt à temps, certes, mais il faut que j'y arrive tout court, sans tomber dans les vapes avant !

Je sens mes muscles qui chauffent et aussi, je décide de m'assoir. Ce lieu est étrange. Tout est noir et la seule chose existante est cette fenêtre sur ma vie. Je regrette d'avoir voulu considérer, dans le passé, mon reflet dans le miroir comme ma meilleure amie – la seule amie que je pourrais jamais avoir. J'étais à cette époque une ado stupide, qui pensait que si l'on n'était pas son meilleur allié, on n'en avait aucun autre pour tenir tête au monde. Et maintenant, cette abrutie est devenue est une toute jeune vingtenaire brisée à jamais.

Et pour cause, regardez-là ! En proie à l'angoisse, je me tiens à la tête, en boule et dans le monde réel, mon écho essaie de faire pâle figure, dans le véhicule. Ils ne sont que trois à être monter dans le bus malgré l'affluence habituel à cet arrêt – faute, bien sûr, à la Covid-19. Cependant, ce n'est pas sans m'arranger : au moins, je ne ressens qu'une nausée toujours plus forte au lieu ressentir un manque d'oxygène. Je n'hyperventilerai pas cette fois. Je peux le faire, je peux aller à l'IUT ; si j'y parviens, mon reflet peut y arriver ! Tout ira bien... Et puis, pour cet exam', ça sera juste comme pour le blanc. J'avais eu quatorze ; je n'ai pas à m'en faire... Mon reflet se doit d'être moi.

Pas si compliqué...Where stories live. Discover now