Chapitre 9 - Partie 1

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Le temps s'accéléra dans l'anticipation du bal et en battement de cil, ils étaient l'avant-veille de l'événement. L'horaire d'Adélaïde ne s'était pas allégé au contraire, des essayages s'étaient ajoutés à ses cours allongés en prévision de la fameuse soirée. Tout le monde était passé à la vitesse supérieure. Par chance, le bal aurait lieu près du domaine des Acarar, dans la province de Raeli du duché de Saward, juste au sud sur une carte, et donc, seulement deux jours de voyage en carrosse les séparaient de leur destination. N'empêche que Nathsyl avait préparé trois malles pour emporter ses robes et ses accessoires. Ces robes étaient encombrantes même rangées.

La rosée du matin couvrait encore comme un tapis de perles l'herbe frissonnant lorsque les voitures se mirent en branle. Le soleil pointa le bout de son nez qu'après que le manoir ait rétréci jusqu'à disparaitre. Adélaïde avait été soulagée de constater que le duc et Éendel avaient leur propre transport. Nathsyl l'accompagnait et l'ambiance n'avait rien à voir. Adélaïde pouvait se détendre sans remords, ou presque. Sa camériste ne se gênait pas pour corriger sa posture dès qu'elle s'affaissait dans les coussins rembourrés des sièges. Une dame ne s'évachait pas sans manière.

« Vivement que ce bal soit terminé ! »

Les oreilles de la jeune femme s'irritaient à la mention d'étiquette et elle attendait avec impatience le jour où on ne surveillerait plus le moindre de ses gestes.

Le voyage fut d'un ennui mortel. Ils passèrent le plus clair de leur temps cloitrés dans le carrosse qui avançait à une vitesse déprimante. Les paysages avaient beau être à couper le souffle, tapissés de montagnes bleuies par la distance en trame de fond et de verdure luxuriante en bordure de route, ils ne pouvaient la distraire bien longtemps. Les livres lui permirent de meubler quelques heures, mais elle en vint tout de même à souhaiter pouvoir courir dans les plaines plutôt que de les regarder à travers une minuscule fenêtre. La route cahoteuse faisait bondir les mots devant ses yeux et bien qu'elle n'ait pas le mal des transports, elle pausa lorsqu'une migraine menaça de s'installer. Confinée avec Nathsyl, Adélaïde profita de cette occasion pour passer le temps. En leur qualité de comptable et fille de marchande, leur discussion tourna principalement autour de l'économie, un sujet qui les passionnait toutes les deux. Adélaïde découvrait encore sa vis-à-vis même après des semaines de cohabitation. Elle apprit que sa camériste comptait lancer sa propre affaire dans le domaine du textile et fournir les meilleures couturières du Nord en matériel. Une ambition admirable qui pétillait dans les prunelles de Nathsyl, perçant son air formel d'étoiles rêveuses malgré ses efforts pour rester impassible. Cela lui rappelait les temps où elle-même avait des idées d'entreprises, bien avant que la vie de salarié oblitère ses aspirations.

Ils arrivèrent finalement à l'auberge. Adélaïde n'aperçut pas l'ombre du duc. Depuis qu'elle l'avait confronté, Adélaïde avait l'impression qu'il l'évitait, bien qu'il soit difficile de confirmer ces assomptions étant donné qu'ils ne se rencontraient pas régulièrement. Cependant, il ne l'avait pas convoquée et ils ne s'étaient pas croisés depuis. Elle avait pensé qu'ils auraient accordé leurs violons avant de se lancer dans la gueule du loup, mais il n'en fut rien. Éendel aussi s'était volatilisé ces derniers temps, ils s'étaient adressés la parole qu'au plus deux ou trois fois. C'était à peine s'il avait eu le temps de lui communiquer la date de leur départ la veille alors qu'il passait en coup de vent dans un couloir, des documents sous le bras et une montagne de travaux sur le dos. Le chambellan s'était présenté à certains de ses cours pour superviser ses progrès, mais bien souvent il s'était contenté de l'observer de loin. En de rares cas, ils s'engageaient dans une courte conversation, juste le temps d'échanger des trivialités, avant de repartir presque au pas de course. À force, il devait être devenu champion de marche rapide.

Adélaïde avait le sentiment d'avoir été abandonnée. Ses professeures l'avaient outillée, mais elle aurait souhaité des directives claires et nettes. En fait, un script pour la soirée aurait été le bienvenu. Évidemment c'était impossible. Peut-être était-ce pour cette raison que les deux hommes n'avaient pas cru bon d'organiser une rencontre, car il n'y avait pas moyen d'être véritablement préparé. Elle espérait simplement ne pas avoir contrarié Aseryn. L'anxiété l'étouffait et elle n'avait pas besoin d'un duc de mauvais poil comme partenaire. Aucune présentation, aucun travail ne lui avait occasionné une telle pression. Les enjeux n'étaient sans conteste pas les mêmes, sa vie versus une cote d'appréciation, quelle ridicule opposition.

Sa nuit fut mouvementée, mais surtout écourtée de plusieurs heures afin qu'ils arrivent à temps à la deuxième auberge pour entreprendre les préparatifs. Dépravée de sommeil, elle accueillit avec bonheur les soins de Nathsyl qui se démenait pour la transformer en noble dame. Le processus se prolongea jusqu'au coucher du soleil. L'impatience était palpable lorsqu'elle s'engagea dans l'escalier. Le duc pianotait sur le comptoir du bar. Un coup de coude dans les côtes de la part de son chambellan le fit s'arrêter. Il regardait au bas des escaliers, admirait plutôt. Adélaïde s'y tenait, ses mains croisées sur son corset argenté et orné de fleurs de verre qui s'étendait sur un premier étage de tissu savamment replié à la hauteur de ses cuisses et ouvert en son centre pour dévoiler des jupes étincelantes et bouffantes. Les fleurs se clairsemaient au niveau de son décolleté et de ses manches qui épousaient ses bras jusqu'au poignet. Les cheveux de la jeune femme étaient rassemblés en un chignon bas qui découvrait son dos nu jusqu'à ses reins. Ses yeux normalement bleus avaient adopté des teintes grisâtres comme pour s'agencer avec le reste.

Les deux hommes se figèrent une fraction de seconde.

Éendel brisa en premier sa momentanée paralysie.

– Vous êtes ravissante.

Adélaïde se redressa imperceptiblement, une bouffée de fierté soulevant son égo. La jeune femme arborait les corsets et les crinolines depuis le premier jour qu'elle avait été contrainte d'en porter. Cependant, elle reconnaissait bien qu'ils lui conféraient un panache inatteignable autrement et que dire de la robe. La combinaison de la soie moirée et du tulle saupoudrée de brillants lui donnait l'impression de rayonner. Elle se sentait bien plus femme qu'en pantalon.

Le duc n'était pas en reste. Il était vêtu d'un costume noir ajusté, épousant sa musculature mise en valeur. Son parfait contraste. Une double rangée de boutons en argents reliés par des cordelettes ornait son veston. D'autres décorations aux allures militaires enjolivaient sa veste et ses larges épaules accueillaient des contre-épaulettes. Ses cheveux étaient peignés vers l'arrière et laqués, ajoutant une touche de brillance supplémentaire à cette tenue ténébreuse.

– Il n'y a pas de temps à perdre, nous sommes en retard d'une demi-heure sur notre horaire, annonça le duc sans ambages.

« Aucun commentaire sur ma tenue, hein ». Ce duc avait le don pour casser l'ambiance.

– Il est vrai que nous n'avons plus beaucoup de temps, renchérit Éendel tout en les reconduisant à leur voiture

Malheureusement, il ne pouvait les accompagner sans invitation et attendrait donc leur retour. En fermant la portière, Éendel lui adressa un clin d'œil encourageant et les salua :

– Bonne chance à vous deux.

Les chevaux se mirent à trotter au claquement de langue du cocher. Le trajet jusqu'au château fut bref, mais l'attente dans la cour, interminable. Les carrosses s'entassaient devant l'entrée. Aseryn, qui n'avait pas émis un mot depuis l'auberge profita de ce sursis pour la mettre en garde :

– N'oubliez pas, limitez vos interactions avec les invités, surtout ceux qui ne soutiennent pas les Acarar et ne vous éloignez pas de moi dans la mesure du possible.

Aseryn s'arrêta pour la regarder droit dans les yeux, sollicitant son exclusive attention.

– Souvenez-vous, vous m'avez promis d'être à la hauteur. 

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