𝑝𝑎𝑔𝑒 𝑠𝑖𝑥

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16 mai 1519

Je devrais être heureuse.

Mais il neige.

Natalia n'est plus ma préceptrice attitrée. Erica, notre servante, est allée répéter à Papa tout ce que je lui avais appris au sujet de la vieille vache hier matin. Évidemment, et tu t'en doutes, petit journal, il s'est relevé d'un bond et a rageusement fait sortir Natalia de la maison, prenant bien soin de lui interdire au milieu de jurons et de profanations - que je ne connaissais étrangement pas encore - de m'approcher. Ni à la cour ni chez nous ni dans les rues tantôt habitées d'un silence religieux, tantôt animées par le brouhaha des habitants de Barcelone.

Mais il neige.

Hier soir, j'ai senti l'euphorie et l'adrénaline parcourir mon corps, glisser habilement sur chaque parcelle de mon anatomie en plein développement, quand Papa a finalement accepté de me laisser prendre des cours d'équitation. Il m'a également assuré que je monterais le plus majestueux, le plus fidèle et le plus fier des chevaux. Cédant à une impulsion, je lui ai sauté dessus pour me pendre à son cou alors qu'il venait d'achever la préparation plutôt épineuse d'un remède à base d'hibiscus. Le vent dans ma crinière sauvage, l'excitation nourrie par la vitesse, les bruits sourds dus aux galops de ma monture et la satisfaction de prouver à mon père que je suis et serai capable de dompter une bête au caractère aussi trempé que le mien sera une récompense merveilleuse.

Mais il neige.

Mes cours de botanique, d'alchimie, d'astronomie et de cartographie se déroulent de mieux en mieux. Ambroise de Sarle s'avère être passionné par le monde, tout comme moi, et s'étonne devant la finesse de mon esprit et l'étendue de mon intérêt pour la science. Athanaos, quant à lui, me propose de veiller plus tard que de coutume, chaque soir, afin d'admirer les étoiles alors qu'il me parle de ces formes excentriques - révélatrices et secrètes, selon lui - que sont les constellations. Je déteste l'écho lointain, doux et monotone, de sa voix quand il s'exprime au sujet de toutes ces choses qui ne trouvent des réponses qu'en lui, mais dire que je n'aime pas privilégier la contemplation du ciel à mon sommeil de gamine de neuf ans serait mentir.

Mais il neige.

Et pour que ces deux derniers jours soient indubitablement parfaits, vénérable machin à la peau orange vif, j'ai aussi pu assister à un combat à l'épée. Entre Papa, mon Papa, et un homme qu'il a l'air d'aimer, Alejandro Àlvarez. Je ne sais rien de lui, en dehors du fait qu'il n'apprécie guère Fernando Cortés de Monroy Pizarro Altamirano, un autre proche de mon père qui respire le vice et l'égoïsme, d'après les confidences qu'a faites Athanaos à Ambrosius la semaine dernière. L'agilité de Papa lui a permis de contrer les coups contrôlés et rapides de son ami aux grandes billes émeraude. Ce spectacle des plus passionnants s'est déroulé devant mes yeux ébahis et jaloux, quelle classe ! Les lames de leurs épées aiguisées nourrissaient le fond sonore assommant de l'hacienda du señor-vert-émeraude et c'est sans grande surprise que la victoire de Papa a marqué la fin de ce duel amical. J'ai poussé un cri quand il m'a étreint avant de rire dans son oreille, réitérant la même action avec plus de retenue et de nervosité quand Alejandro Àlvarez s'est agenouillé devant moi pour m'ébouriffer les cheveux. Ils semblaient ravis, bien que fatigués, tandis que je désirais avec tant d'ardeur posséder une rapière, moi aussi, un fouet ou encore l'une de ses belles armes à feu plus modernes, que certains hommes transportent près du port de Barcelone.

Mais il neige.

Cependant, jeune journal, toute cette joie et cet apaisement ne furent que temporaires.

Papa repart en voyage.

Pour cinq longs mois. Sans moi. Avec ses deux amis qui comptent plus que moi.

Le pire dans tout cela réside dans le fait que c'est Barbe Rousse qui me l'a avoué par inadvertance, il y a une heure, en me raccompagnant. Ils partiront dans une semaine, ces faces de... morbleu, que sais-je !

Il neige. Il neige dans mon cœur, tiraillé entre amour brûlant et colère froide. Il neige, il neige, il neige !

Et sur tes pages déjà bien laides, il pleut des gouttes salées, incontrôlables et fluides, que toi seul, journal affreux, aura l'immense honneur de voir et de recueillir en cette terrible nuit glaciale. Les cris répétés d'Erica insistent pour que je vienne souper avec elle, graves et inlassables, Papa étant sans doute trop couard en ce moment pour venir m'enlacer dans une tentative bidon d'excuses.

À demain. L'encre de mes pupilles a déjà effacé la plupart des lignes peintes par ma main gauche ce soir. Tant mieux.

I. 🌺

LE JOURNAL DE LAGUERRAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant