Stars-Valentin 2021

La Tour de Roses

Devonne.

La soirée promettait d'être parfaite. Un sourire satisfait me chatouilla les lèvres, mais je forçai mes traits à demeurer impassibles. Du bout des doigts, j'effleurai le jupon de ma robe de soirée, d'un carmin hypnotisant. Les couturières Inaptes de la Résidence Royale s'étaient surpassées. Je n'avais même pas eu besoin de recourir à mes dons psychiques, pour les contraindre à donner le meilleur d'elles-mêmes. Ma réputation me précédait, à la Cour. J'étais la fille du souverain Thobias. J'étais une DeCalonne. La puissance était mon droit de naissance. Le cadeau saupoudré de poison que les fées avaient déposé dans mon berceau.

Debout au pied du grand escalier de marbre, je consultai la montre qui m'enlaçait le poignet. J'étais en avance, comme toujours. Je ne tardai pourtant pas à entendre des pas mesurés, derrière moi. Je me retournai, les bras croisés contre ma poitrine.

— Je craignais de devoir t'arracher à ta tanière, lançai-je.

Le visage serein, vêtu avec une élégance folle et coutumière, Kian s'arrêta à ma hauteur. Ses yeux verts, identiques aux miens, étaient animés d'une lueur moqueuse. Du menton, il désigna les rubis qui couraient le long de ma tenue, tels des larmes de sang.

— Petite sœur, commenta-t-il, tu ne fais pas dans la demi-mesure...

Je haussai les épaules.

— Chacun compense comme il le peut, répliquai-je simplement.

Les sourcils de mon frère se froncèrent. Je m'empressai de détourner son attention. J'ajustai la rose en or épinglée à veste, seule excentricité dans son allure.

— Père s'est-il déjà enfermé dans son cabinet ? murmurai-je.

Évidemment, Kian se raidit aussitôt.

— Ces derniers jours, il s'est montré plus exécrable que jamais, avoua-t-il. La dernière réunion du Conseil a été cauchemardesque. Depuis qu'a été prise la décision de faire revivre le Bal de Floraison, la monstruosité de Père atteint des sommets démesurés. Même pour lui.

Je baissai les yeux, navrée. Kian me confirmait ce que je savais déjà, ce à quoi tout le monde s'attendait. Avant la mort de la reine Isabella, le Bal de Floraison avait été une tradition annuelle. Organisée en février, cette célébration représentait un véritable répit. Une bouffée d'air parfumé, dans l'atmosphère saturée de la Cour. Car si nos titres de noblesse nous assuraient une vie confortable et futile, nous manquions cruellement d'un élément essentiel. Nous manquions d'amour et de sincérité.

— Je suppose que tu as dû prendre cher, soufflai-je.

Mon frère détourna la tête, un rictus amer aux lèvres. La joie suscitée par les évènements à venir s'évapora aussitôt. Je contemplai Kian, ses traits à la beauté torturée, son regard voilé. L'actuel héritier du trône était une énigme à lui tout seul. Un être humain foncièrement bon, altruiste et désintéressé. Un prince idéaliste, ambitieux et concerné par les souffrances de son peuple. Une personnalité hautement inhabituelle, considérant son appartenance à une longue lignée de rois déments ou mégalomanes. Parfois même les deux.

— Je suis désolée, lâchai-je. Après ce soir, je suis sûre que la situation s'améliorera.

— Non, Devie. Tu le sais bien. Père ne me prendra jamais au sérieux. Après mon Couronnement, ce sera pire. Je n'ai aucune idée du comportement à adopter, pour être accepté comme je suis. Mais je ne changerai jamais mes idéaux afin de satisfaire une escouade de vieux Nobles.

Je laissai un immense sourire fleurir sur mon visage. Notre géniteur avait toujours été peu démonstratif, en aucun cas affectueux. Mais si j'étais celle qu'il tolérait le mieux, se contentant de maintenir une distance condescendante entre nous, Kian était traité de la pire des façons. Thobias DeCalonne n'hésitait jamais à humilier son fils unique, en public de préférence. Se moquant ouvertement de sa compassion envers les victimes des Cueillettes. Utilisant l'Aptitude dans de vaines tentatives de redresser cet esprit libre. À force, j'avais peur que la cruauté de telles méthodes finisse par porter ses fruits. Pourtant, mon frère m'étonnait toujours. Sa résilience semblait infinie.