Fin(s) du Monde

By LesArtistesFous

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Fin(s) du Monde - 20 récits pour en finir avec l'apocalypse. (version reloaded redux) L'anthologie n'est plus... More

Préface (Ludovic Klein)
Émancipation (Southeast Jones)
Bibliophobia (Mathieu Fluxe)
Ma fin du monde (Vincent Leclercq)
CLIC ! (Southeast Jones)
Contrat (Southeast Jones)
Je meurs comme j'ai vécu (Vincent Leclercq)
Le carnaval de Cobalt (Ludovic Klein)
L'Apocalypse selon le Prince Jean (Vincent T.)
Souvenirs (Vincent T.)
Crises tentaculaires (Herr Mad Doktor)
Le club de la fin du monde (Maniak)
La fin d'un monde (Corvis)
... (Southeast Jones)

De terre et de sang (Herr Mad Doktor)

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By LesArtistesFous

DE TERRE ET DE SANG

Mais quand dans l’amour

Tout s’effondre

Toute la misère du monde

N’est rien à côté d’un adieu.

Vivre ou survivre (1982)

Daniel Balavoine.

I

Elle était étendue dans son lit, silhouette malingre au teint cireux, et moi, simple jardinier, je lui tenais la main. L’accompagnement de mourants dépassait de loin mes attributions, mais je pouvais bien rendre ce dernier service à la Dame qui m’avait donné un travail, un foyer, un nom.

Du coin de l’œil, je surveillais les faibles ondulations de sa poitrine ; le drap blanc se soulevait presque imperceptiblement, selon le cycle lent et irrégulier de sa respiration. Chaque goulée d’air était une victoire minuscule, chaque apnée une angoisse indicible, et le processus se répétait inlassablement, dans un suspens sans cesse renouvelé. Étrange temporalité que celle des chambres de mourants, réglée sur la cadence d’un corps qui se disloque...

Mes jours s’écoulaient au rythme de son souffle, de ses râles, de ses repas, de ses fièvres, de ses urines et de ses selles, dans un monde réduit à ce pavillon gris, à ce lit médicalisé, à cette usine de chair défaillante d’où montait une mélodie de tuyauterie dysfonctionnelle – graillonnements, borborygmes, gargouillis –, à laquelle venaient se mêler les voix synthétiques des instruments médicaux – « bip » métronomiques du scope, bourdonnement paisible des lunettes à oxygène, gonflages et dégonflages du brassard à tension...

À mon profond étonnement, la fin de vie se révélait être, à l’image de la naissance, une étape tout sauf silencieuse. Et bien que ma culture musicale se résumât au bruit de l’herbe qui pousse, je trouvais ce chant funèbre non dénué de beauté et d’harmonie. Rideau, l’artiste ! En point d’orgue à sa flamboyante carrière, ma patronne tirait sa révérence avec éclat, sur la scène intime de son lit d’agonie.

Depuis que tout espoir de guérison s’était évanoui, les médecins avaient consenti à une hospitalisation à domicile, et pour une raison qui m’échappait, la Dame m’avait désigné, parmi tous ses employés, pour être le compagnon de ses derniers instants.

« Jardinier, toi qui es si doué avec les roses, ne peux-tu pas me faire fleurir à nouveau ? avait-elle plaisanté, en dépit de son extrême faiblesse, alors qu’on l’installait dans son berceau mortuaire.

— Et me priver d’un si beau compost ? Pas question ! » avais-je répondu en cachant mon émotion.

Il s’était agi de l’un de ses derniers véritables moments de conscience – quelques minutes à peine. En dépit des soins attentifs qu’on lui prodiguait, son état s’était rapidement dégradé.

Cela faisait maintenant quinze jours que la malade végétait dans un semi-coma, ni tout à fait vivante, ni véritablement morte. Avalés par ses orbites caverneuses, ses yeux jaunes et rétrécis fixaient un point au-delà du monde sensible ; tout aussi insondable était l’expression de ses lèvres, soudées par la déshydratation, en sœurs siamoises ; quant à ses doigts osseux, ils se contentaient de pendre mollement entre les miens, et jamais ne répondaient à mes étreintes. Même la récente venue de notre vieil ami le Joueur de Flûte n’avait pas suffi à tirer la dormeuse de sa léthargie. Il avait eu beau lui interpréter son morceau le plus entraînant – dont les premières notes suffisaient d’ordinaire à la faire se trémousser –, elle était restée désespérément inerte. Elle-même aurait ri de se voir ainsi, si débile et dégradée : « Vise-moi ce regard de truite morte et ce cou ridé de tortue millénaire ! aurait-elle dit. J’ai autant de présence qu’une plante en pot... Bonne pour le recyclage, la vioque ! »

On pouvait en effet s’interroger sur l’utilité, voire l’acceptabilité, d’un tel état d’existence. Les multiples tuyaux – sondes, perfusions, électrodes – qui suspendaient ma patronne à la vie m’évoquaient les fils de quelque cruel marionnettiste, refusant de lui accorder le repos.

« On soulage bien les chiens et les chats par charité... arguais-je quotidiennement à ses soignants.

— Ce n’est pas du tout la même chose ! » s’étranglaient ces derniers. Nul ne voulait porter l’écrasante responsabilité d’un acte définitif, ce qui était somme toute compréhensible. Le corps médical cachait sa frilosité derrière son habituel rideau de mots savants – « abstention thérapeutique », « non acharnement », « droit de mourir dans la dignité » ou encore le fourre-tout « respect de la personne » –, mais les mots, si recherchés qu’ils fussent, n’ont jamais aidé grand-monde. En général, ils ont plutôt tendance à compliquer les choses.

Je n’appartiens pas à cette catégorie de jardiniers qui parlent à leurs plantes pour les encourager à pousser. Une plante, une fleur, un être vivant, ça a avant tout besoin de concret : ça s’arrose, ça se dépote, ça se taille, ça se respire, ça se touche. In fine, seuls importent les actes ; le reste n’est que bruit et caquètements. Ainsi, pendant que les plus éminents spécialistes de la planète pataugeaient dans des débats sans fin sur « la conduite à tenir » et « les protocoles à instaurer », ici, dans ce modeste pavillon de banlieue, le monde n’en finissait plus de mourir à petit feu.


II

Les bureaucrates à la tête des opérations avaient toutefois bien fait les choses : chaque étape de cette lente déliquescence était consciencieusement consignée dans un dossier. Toutes les quatre heures, un membre de l’équipe de soins palliatifs venait mesurer les constantes de la mourante et régler les appareils de surveillance, tournant un bouchon ici, poussant une seringue là, jouant du stéthoscope et du thermomètre dans un but abscons et mystérieux. De même, on ne manquait jamais d’aspirer ses sécrétions bronchiques, d’un noir pétrole, ni de changer les pansements de ses escarres suppurants – ce qui, à mon humble avis, revenait à colmater les trous d’une épave couchée au fond de l’océan. Le manège incompréhensible et vain de ces mécaniciens du corps ne laissait pas de m’étonner. Bien que catastrophiques, les résultats de leurs investigations paraissaient toujours les satisfaire ; ils hochaient la tête d’un air grave et griffonnaient quelques hiéroglyphes sur la pancarte de lit, accompagnant leurs observations d’un sourire crispé et d’un « ne vous inquiétez pas » des plus inquiétants ; puis, tel le coucou de l’horloge, ils retournaient dans leur boîte – leur cercueil blanc, supposais-je – en attendant leur heure.

Un ennui chassant l’autre, les nuits s’étiraient dans une langueur étouffante – le réchauffement climatique battait des records. Manifestement lui aussi assommé par la chaleur, l’Horloger en oubliait son devoir : le Temps traînait des pieds, voire avançait à reculons ; par moments, la trotteuse semblait bel et bien sur le point de repartir en arrière. Insomniaque de nature, je choisissais alors une famille de végétaux et en récitais mentalement tous les membres de ma connaissance, ce qui m’occupait généralement jusqu’au petit matin.

Avec l’aube arrivait la femme de ménage. Armée de sa serpillière et de son chiffon, elle frottait le sol et chassait la poussière comme si sa vie en dépendait, puis vaporisait un désodorisant à la lavande, geste qui provoquait l’ire de ma patronne – du temps où celle-ci avait encore la force de s’emporter. « Où est passé le parfum des chambres de mourants d’antan ? tempestait-elle. Ce parfum de rance, d’organique, de décomposition, ce parfum de vie, au fond – pourrissante et croupissante, certes, mais de vie tout de même, empreinte de ce qui a été, pareille au parfum d’un vieux livre. Le progrès a donné à la mort une odeur de désinfectant pour W.C., une odeur de cabinet dentaire. Il l’a privée de sa vérité olfactive, il l’a lavée, aseptisée, à défaut de l’avoir domptée. » Dans ces moments-là, je n’osais pas la contredire – ses colères étaient rares, mais terribles – et je me contentais de laisser passer l’orage. Pour mon confort personnel, je dois cependant avouer qu’une odeur de lavande, aussi chimique fût-elle, me semblait préférable à une odeur de charogne !

La toilette de la malade suivait celle de la pièce. Malgré sa couche, il fallait immanquablement changer ses draps souillés par les diarrhées cataclysmiques à l’origine de son état de déshydratation avancée. La manipulation de sa frêle carcasse réclamait mille précautions : elle craquait et grinçait comme une bicoque insalubre, et au moindre frottement sa peau se décollait telle la mue d’un serpent, exposant la chair à vif. On eût dit que son corps avait essuyé une pluie de météores : des cratères ulcérés, creusant parfois jusqu’à l’os, lui donnait des airs de surface lunaire. « Un effet secondaire des radiations », avaient affirmé les grands pontes qui s’étaient penchés sur son cas, bien que nul n’eût trouvé de remède au mal qui la consumait. L’affection était trop ancienne, disaient-ils, trop profonde pour espérer une guérison. Les toxines s’étaient répandues dans les fleuves de son sang et avaient imbibé ses organes vitaux, les fragilisant, les rongeant de l’intérieur, depuis des décennies. « Ses nappes phréatiques sont contaminées, son eau a tourné, si vous préférez » s’était senti obligé de vulgariser un médecin à mon intention, comme si un jardinier ne pouvait pas comprendre ces choses-là. Or je comprenais très bien : ma patronne était une fleur dont on avait coupé la tige ; la seule chose qui restait à faire était de regarder ses pétales tomber un à un.


III

Je n’étais pas l’unique spectateur de ce drame – loin s’en faut. Chaque après-midi, nous recevions de curieux visiteurs. Celui du jour était d’ailleurs en retard... Le heurtoir finit cependant par retentir, quinze minutes après l’heure prévue.

« Entrez », dis-je d’un ton las.

Un homme de petite taille entrebâilla timidement la porte et présenta son visage grave. Il me salua d’un bref hochement de tête, puis s’aventura à pas lents jusqu’au lit, dont il se tint toutefois à une distance respectable. L’élégance de son costume noir ne laissait aucun doute quant à son statut social. Raide, tendu, aussi solennel que maladroit, il me bredouilla quelques mots dans un anglais incompréhensible, des banalités sans doute, et écarquilla les yeux en apercevant le sac d’os à forme humaine incrusté dans le lit. « Gomen nasai ! dit le Premier Ministre Japonais d’une voix trop forte, Gomen nasai ! », avant de brusquement s’incliner en pleurant à chaudes larmes. Face à tant de théâtralisme, je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire – à ma place, la Dame ne se serait pas encombrée d’une telle précaution : elle se serait tout bonnement esclaffée, d’un rire si pur et désarmant que son hôte aurait sans nul doute fini par partager son hilarité. Le Premier Ministre Japonais répéta son étrange rituel à trois reprises et ressortit aussi maladroitement qu’il était entré, non sans m’avoir salué à la hâte. Je fus frappé par ses yeux rougis et sa bouche tordue de chagrin.

Entre tous, le peuple nippon était celui le plus rongé par la culpabilité. Quelques semaines plus tôt, l’Empereur et son épouse nous avaient joué une scène non moins cocasse : j’avais bien cru qu’ils allaient se faire hara-kiri au milieu du salon.

Depuis que l’irrévocable diagnostic avait été rendu public, les grands de ce monde défilaient au chevet de ma patronne. Sous des costumes différents, ils étaient tous peu ou prou les mêmes : des fonctionnaires à l’air penaud, dont chaque parole sonnait comme une excuse. Tour à tour, ils lui déroulaient le tapis rouge et se perdaient en surenchères stupides : ne voulait-elle pas quitter ce pavillon sordide pour le confort de leurs cliniques privées ? le luxe de leurs palaces ? le calme et la modernité de leurs tours de verre ?

« Que m’importent vos châteaux ! les taquinait-elle, lors de ses rares moments de conscience. Ici ou ailleurs, je suis partout chez moi. » Déconcertés par l’espièglerie de la vieille Dame, ces politiciens aguerris en perdaient leur latin. Ma patronne n’était pas dupe de leur petit jeu : ils cherchaient simplement à obtenir son pardon, après l’avoir ignorée (dans le meilleur des cas) ou raillée (le plus souvent) durant de longues années.

« Est-ce mon absolution que vous recherchez ? Si cela peut vous soulager, je vous la donne volontiers ! leur lançait-elle. Mais il n’y a rien à pardonner... Vous êtes mes enfants, or il faut bien que les enfants s’amusent et vivent leur vie... ce qui ne va pas sans quelques bêtises ! Puisque vous tenez à me faire plaisir, rentrez chez vous, embrassez vos proches, prenez un bain chaud, partagez un bon repas en famille, fumez ce cigare que vous conserviez pour une grande occasion et faites l’amour à votre moitié comme si c’était la dernière fois. Allez allez ! » Et elle les congédiait sur ces paroles sibyllines avant de se rendormir, les laissant à leur confusion et à leur honte.

À la diplomatie s’ajoutait le problème plus délicat de la croyance. À l’inverse des politiciens hyperactifs, les grands chefs religieux brillaient par leur absence, tout comme les dirigeants fanatiques des régimes théocratiques. Se sentant sans doute menacés dans leur (divine) autorité, ils traitaient ma patronne par le mépris et continuaient de prêcher avec des œillères – exception faite du Dalaï-lama qui, sans aller jusqu’à venir en personne, avait fait part publiquement de sa vive émotion. Je ne comprenais strictement rien au concept fumeux que ces divers illuminés nommaient foi, mais par expérience je savais une chose : nul dieu rédempteur ne viendrait les sauver de l’embrasement final.

Enfin, d’innombrables anonymes, croyants comme athées, avaient multiplié les gestes de sympathie à l’égard de la Dame. Certains campaient nuit et jour en face de notre pavillon, derrière le cordon de sécurité. D’autres nous avaient fait parvenir un mot de soutien, une chanson, un présent. Des dessins d’enfants, naïfs et colorés, tapissaient nos murs et nos fenêtres ; aux quatre coins de la pièce étaient éparpillés d’improbables grigris censés nous attirer toute la chance de l’univers, et nous croulions sous tant de chocolat suisse et de bouteilles de grand cru que nous aurions pu tenir jusqu’à la fin du monde... Ce qui était un bien beau gâchis, car celle-ci était imminente.


IV

Lorsque s’interrompait la ronde de nos visiteurs, je me trouvais enfin libre d’exercer la seule profession pour laquelle je fusse qualifié : celle de jardinier.

Je n’allais certes pas jusqu’à verser de l’eau sur la tête de ma patronne – quoique cela eût pu advenir en des circonstances plus joyeuses – mais, si vous me permettez de détourner l’expression, je la travaillais au corps. Le toucher n’est-il pas le propre des métiers manuels ?

Pour la dernière fois, je répétai l’intime rituel. Délaissant sa main inerte, j’apposai mes paumes sur son front brûlant et les laissai là quelques instants ; nous communiquâmes ainsi, dans un langage depuis longtemps oublié des hommes.

« Je suis là.

— Je sais. »

Puis, comme on effleure un pétale, je lui caressai la tête ; malgré mes précautions, ses cheveux me restèrent dans la main. Ils étaient devenus fins, cassants, éparses ; là où s’étendait une jungle luxuriante de boucles sombres, il y avait maintenant un désert – un autre effet secondaire des radiations. Du bout des doigts, et toujours avec la plus extrême délicatesse, je frôlai ensuite son visage, où l’habile maquilleuse qu’est la Mort avait déjà commencé son travail : les traits figés, les cernes noires et profondes, les lèvres scellées, la coloration jaune-orangée de l’épiderme... rares étaient les territoires dénués de sa funeste empreinte. Un gouffre séparait cet être momifié, dessiqué, ravagé par les drogues et les vapeurs toxiques, de la jeune femme qui avait décidé de me prendre à son service, il y avait de cela une éternité...

Notre relation n’avait pourtant pas débuté sur un bon pied : elle m’avait surpris, botaniste infatigable que j’étais, en train de fouiller son jardin, en quête de spécimens inédits à ajouter à mon herbier.

« Ben dis-donc, vieux brigand ! m’avait-elle tancé. Ne te gêne pas, continue à piétiner mes plates-bandes, je ne te dirai rien... »

Me croyant seul, j’avais sursauté au son de sa voix claire et m’étais brusquement retourné. Alors était advenu le véritable choc : celui de la vision d’une beauté nue et sauvage qui, avec toute l’arrogance de la jeunesse, me lançait un regard contrarié, une moue amusée sur les lèvres. On ne tombe pas amoureux tous les quatre matins... La vieille âme que j’étais avait vacillé sous le coup de l’émotion, mais je m’étais cependant efforcé de ne rien en laisser paraître :

« Hormis des cailloux et des mauvaises herbes, il n’y a pas grand-chose à piétiner par ici, avais-je rétorqué. Vous n’avez guère la main verte...

— Tu n’as pas tort, Étranger, mais tu aurais tout de même pu me demander la permission avant de fourrer le nez dans mon jardin. On ne pénètre pas comme ça chez les gens...

— Déformation professionnelle, expliquai-je : je suis botaniste. Lorsque je trouve un lopin de terre vierge, je ne peux m’empêcher de le retourner à pleines mains, à la recherche de graines, de pousses, de racines. Et figurez-vous que votre sol n’est pas mal ! Avec un peu d’attention, je suis sûr que l’on pourrait y faire pousser un tas de choses intéressantes...

— En ce cas, je te propose un marché : j’oublie la violation de propriété privée si, plutôt que de t’y glisser en douce, tu m’aides à cultiver mon jardin.

— Entendu ! »

Je voulus sceller notre accord par une poignée de mains, mais elle insista pour me faire la bise. Jardinier devint mon patronyme, et la Terre mon jardin. Jamais un contrat à durée indéterminée n’avait aussi bien porté son nom...


Très occupée par ses fonctions, ma patronne me laissa carte blanche. Sans perdre un instant, je me mis à la tâche : j’éteignis quelques volcans, bêchai d’Est en Ouest les chaînes montagneuses, ratissai le tout puis, la terre retournée et les choses mises à plat, je semai quelques graines, plantant une forêt ici, une jungle là, sans négliger le fond des océans, que je peuplai d’algues et de coraux multicolores ; je saupoudrai enfin quelques déserts brûlants et, pour faire bonne mesure, je ne lésinai pas sur les glaçons... Le résultat ravit la propriétaire !

Restaient à régler les détails techniques. Pour cela, je parvins à convaincre la Dame d’embaucher mes vieux collaborateurs, fourbus aux chantiers d’envergure... La fine équipe se montra des plus efficaces. Pendant que le Petit Chimiste se chargeait de rendre l’air respirable, le Physicien s’occupa de trouver la température la plus agréable à vivre – ni trop chaude, ni trop froide. En parallèle, le Mécanicien s’assura que tout tournât rond, à la vitesse d’environ 1674,38 km/h – « je travaille avec gravité », aimait-il à claironner, lui qui était si souvent dans la Lune. L’Horloger eut pour sa part la délicate mission de régler précisément le cycle des jours et des saisons, tout en vérifiant que le Temps s’écoulait dans le bon sens. Tous travaillaient sous la supervision de l’Ingénieur, dont le rôle consistait à contrôler la cohérence de l’ensemble...

Spontanément, d’autres artistes joignirent leur talent au mien : de sa plume délicate, l’Architecte dessina les continents que le Peintre s’empressa de colorer et la Parfumeuse d’embaumer, au son du Joueur de Flûte qui enseignait le chant aux oiseaux de ce monde. Les autres animaux, encore sauvages et indomptés, furent placés sous l’aile du Dresseur ; la gazelle lui doit sa vélocité sans pareil, et le caméléon son camouflage – entre autres élèves émérites ; le singe se révéla toutefois le plus brillant d’entre eux : le Dresseur lui apprit non seulement à faire la grimace, mais aussi à marcher sur ses deux pattes arrières...

Enfin, tâche ingrate mais nécessaire, le recyclage de ce fragile écosystème incomba à la Mort, qui eut la fameuse idée de doter tout être vivant, sitôt sa venue au monde, d’une date de péremption !

Très vite, notre œuvre fonctionna de manière autonome, mais afin de ne pas perdre la main, je me conservai une petite activité : j’étais celui qui s’occupait de déposer la rosée sur les feuilles quand pointait l’aurore ; celui qui rappelait aux arbres de fleurir au printemps et de rougir à l’automne ; celui qui chatouillait les racines de la Terre et faisait frissonner les cieux... Bref, j’étais l’heureux Jardinier de ce Jardin Sauvage.

Au fil des ères, je vis ma patronne grandir et s’épanouir. La jeune fille au tempérament volcanique devint une Mère protectrice, gâtant ses enfants préférés au-delà du raisonnable et leur offrant le monde pour terrain de jeu. Elle les gava de fruits, de céréales, de viande, de boissons, leur fournit mille ressources inépuisables – qu’ils parvinrent cependant à épuiser en un temps record –, et leur donna d’infinies possibilités d’évolution – qu’ils mirent à profit, ingrate jeunesse, pour exploiter la main qui les nourrissait.

En employés fidèles, mon équipe et moi-même tentâmes bien d’intervenir – un petit tremblement de terre pour ébranler les consciences, un tsunami matinal pour rafraîchir les idées... Mais nos efforts s’avérèrent vains : tels des roseaux, ces jeunes fous pliaient sans jamais se rompre. Pire, ils semblaient sortir renforcés de ces épreuves et, ivres de vengeance, redoublaient de violence à l’égard de leur mère.

J’aurais pu opter pour une solution plus définitive, j’en avais le pouvoir ; mais là n’était pas ma fonction : je n’étais que le jardinier...


***


Mon regard revint vers l’agonisante. Sucée, dépouillée, empoisonnée par ses rejetons voraces, ma patronne avait plus vieilli au cours du dernier siècle qu’en cinq milliards d’années. Combien de temps encore durerait son calvaire ? S’il s’était agi d’une plante, je l’aurais déracinée et jetée au feu dans l’instant...

Je compris soudain pourquoi la Dame m’avait choisi pour la veiller, moi parmi tous ses employés : je n’étais ni un scientifique, ni un intellectuel, mais un pragmatique, un homme de terrain, habitué à se salir les mains quand l’obligation s’en faisait sentir. Et l’heure du grand désherbage était venue.


V

J’écartai le rideau un instant et jetai un œil Au-Dehors. Afin d’éviter tout débordement, les forces de l’ordre avaient établi un périmètre de sécurité, tenu d’une main de fer.

Au premier rang, massés contre les barrières, se trouvaient photographes et journalistes, guettant l’image, la déclaration exclusive, le scoop de leur vie. Dès qu’ils aperçurent mon mouvement, ils firent crépiter leurs flash ; je leur offris mon plus beau sourire. Rassurez-vous, pensai-je. Vous allez bientôt pouvoir prendre des clichés inoubliables...

Derrière eux, des membres de communautés New-Age, venus des quatre coins du globe, se tenaient par la main et communiaient en chantant des odes à la gloire de celle qu’ils nommaient « la Mère ». Il n’était pas rare que l’un d’entre eux, stimulé par l’alcool et les substances hallucinogènes, sautât les barrières de sécurité et se précipitât – nu – vers la porte de notre pavillon ; un sniper se chargeait de le faucher en pleine course – les journalistes avaient alors une image croustillante à mettre sous presse.

Au fond se bousculaient les badauds, citoyens intimement touchés par le drame planétaire ou simples curieux avides de pouvoir dire un jour « j’y étais » – sic.

Quels qu’ils fussent, je ne comprenais pas ces pauvres bougres : n’avaient-ils rien de mieux à faire ? Profiter de leurs proches, de leurs amis, de leurs enfants ? Tenter d’accomplir leur rêve le plus cher avant que sonnât l’heure dernière ? Enfin, avaient-ils si peu de respect envers celle qu’ils avaient assassinée qu’ils ne percevaient pas combien il était grossier de venir se dandiner sous sa fenêtre ? Bons ou mauvais, jeunes ou vieux, fautifs ou non, tous voguaient sur le même bateau et celui-ci entamait désormais la descente du Styx.

Je tirai le rideau, éteignis la lumière, et verrouillai la porte de l’intérieur.


***


« Veuillez accepter ma démission », murmurai-je à ma patronne.

Je coupai alors l’arrivée d’oxygène, bâillonnai sa bouche de mes lèvres, et de ma main droite lui pinçai le nez. Pendant presque une minute, il ne se passa rien.

Au-Dehors, les formes de vie aérobies commencèrent par ressentir une gêne indéfinissable – une vague chaleur dans la poitrine, un picotement au fond des bronches, une certaine difficulté à trouver leur air.

Puis l’alerte fut donnée : les instruments médicaux bipèrent à tout-va, pendant que des poings tambourinaient avec fièvre contre la porte d’entrée. Collées aux miennes, les lèvres sèches de la Dame essayèrent de se soustraire à mon baiser funèbre – simple réflexe de conservation –, mais je maintins fermement mon étreinte.

Au-Dehors, les gorges se raclèrent, les lèvres bleuirent, les torses se creusèrent, les yeux s’exorbitèrent, les langues pendirent.

Alors s’enclenchèrent les mécanismes de défense : ma patronne remua violemment la tête pendant que ses bras maigres s’efforçaient de me repousser. Surpris par la vigueur insoupçonnée de la mourante, je relâchai brièvement mon emprise, ce qui lui permit de reprendre une bouffée d’air. Mais la gloutonnerie de cette inspiration provoqua une violente quinte de toux, doublée d’une inhalation de glaires verdâtres...

Au-Dehors, un ouragan faramineux raya l’Australie de la carte.

Profitant de ce moment de faiblesse, je replaquai immédiatement mes lèvres sur les siennes, avec plus de vigueur cette fois, et décidai d’ignorer les gifles qui pleuvaient et les ongles déchirant mes joues. Vortex plantés au centre de ses yeux fixes, ses pupilles se dilatèrent, et il me sembla que ses globes oculaires s’enfonçaient encore plus profondément dans ses orbites.

Au-Dehors, le continent asiatique coula au fond du Pacifique.

Les premières convulsions ne tardèrent pas à arriver. C’est alors que le sol se mit à trembler... Fenêtres et bouteilles de grand cru explosèrent dans une pluie de verre, tandis que les dessins d’enfants voletaient dans la chambre comme des oiseaux paniqués.

Au-Dehors, un séisme d’une magnitude échappant à toute évaluation transforma l’Afrique en puzzle et éjecta du sol la dent cariée qu’était l’Amérique ; après avoir ricoché sur la Lune, celle-ci alla s’écraser sur la Vieille Europe.

Ses lèvres moussèrent, ses sphincters se relâchèrent, ses yeux se révulsèrent.

Au-Dehors, une vague aussi haute que la stratosphère noya l’Océanie et éparpilla ses îles aux quatre vents.

Au plus fort des convulsions, je ne relâchai pas mon étreinte, mon baiser d’adieu. Secoué en tous sens, j’avais l’impression d’enlacer une jument sauvage.

Au-Dehors, la croûte terrestre se délitait en spirale, comme de l’écorce d’orange, pendant que ce qui restait des continents sombraient dans les abîmes. Par les failles océaniques ouvertes jusqu’au Noyau se déversèrent l’eau des sept mers et les glaces des pôles, éteignant peu à peu le cœur ardent de la planète mourante, dans des jets de vapeur tels qu’elle n’en avait plus connus depuis sa naissance. À l’image du Big-Bang, la fin du monde est une étape tout sauf silencieuse...

Et aussi brusquement que s’achève une pluie tropicale, les convulsions cessèrent. À la voir ainsi, paisiblement allongée dans son lit, on aurait pu croire que la Dame s’était simplement endormie.

Au-Dehors, les végétaux s’étaient racornis, les oiseaux étaient tombés du ciel, les poissons flottaient sur le dos, les animaux terrestres gisaient morts.

Je me rassis à ma place habituelle et pris la main flasque, déjà froide, de ma patronne.

« Que ferais-je sans toi ? lui avais-je demandé au lendemain de l’annonce de son mal incurable. Réalises-tu que si tu t’en vas, je me trouverai au chômage technique ? Un jardinier sans jardin, la belle affaire...

— Voyons, je ne suis pas irremplaçable ! avait-elle rétorqué avec sa verve habituelle. Tu dénicheras bien un autre endroit où exercer ton talent. Une autre terre à travailler, un autre champ à ratisser, un autre caillou où faire fleurir la vie !

— Mais c’est toi que j’aime...

— Je t’aime aussi, Jardinier, et toi et moi nous sommes bien amusés. Mais contrairement à toi, je ne suis pas éternelle ! S’il m’arrive malheur, je t’autorise à recueillir mes cendres et à faire ce qu’il t’en plaira. Ne dit-on pas qu’il s’agit d’un excellent fertilisant ? Je te fais confiance pour dégoter un bel endroit où les répandre ! »

J’avais acquiescé, et j’avais pleuré dans ses bras.

Je jetai à nouveau un œil à travers la fenêtre : les badauds avaient disparu avec le paysage. En équilibre précaire au sommet d’un piton rocheux, notre pavillon gris surplombait un vaste désert où tout n’était que chaos et désolation.

Lorsque mon regard se posa à nouveau sur la Dame, son corps avait pris une teinte cendrée. Je me penchai pour lui baiser le front, mais dès l’instant où mes lèvres l’effleurèrent elle s’évapora en une poudre fine – qui exhalait un parfum de terre fraîchement retournée.

Ici s’achevait mon travail.

Je réunis soigneusement les cendres dans mon ballotin, mis celui-ci sur mon épaule, puis quittai définitivement cette planète morte. Et alors que je retrouvai le chemin familier des immensités spatiales, mon cœur se gonfla d’espoir : dans les champs étoilés de l’univers, parmi les jardins de galaxies et de constellations, m’attendait sans doute, boule d’argile informe perdue dans l’Infini, une nouvelle Terre à cultiver, une nouvelle Dame à courtiser...


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