De terre et de sang (Herr Mad Doktor)

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DE TERRE ET DE SANG

Mais quand dans l’amour

Tout s’effondre

Toute la misère du monde

N’est rien à côté d’un adieu.

Vivre ou survivre (1982)

Daniel Balavoine.

I

Elle était étendue dans son lit, silhouette malingre au teint cireux, et moi, simple jardinier, je lui tenais la main. L’accompagnement de mourants dépassait de loin mes attributions, mais je pouvais bien rendre ce dernier service à la Dame qui m’avait donné un travail, un foyer, un nom.

Du coin de l’œil, je surveillais les faibles ondulations de sa poitrine ; le drap blanc se soulevait presque imperceptiblement, selon le cycle lent et irrégulier de sa respiration. Chaque goulée d’air était une victoire minuscule, chaque apnée une angoisse indicible, et le processus se répétait inlassablement, dans un suspens sans cesse renouvelé. Étrange temporalité que celle des chambres de mourants, réglée sur la cadence d’un corps qui se disloque...

Mes jours s’écoulaient au rythme de son souffle, de ses râles, de ses repas, de ses fièvres, de ses urines et de ses selles, dans un monde réduit à ce pavillon gris, à ce lit médicalisé, à cette usine de chair défaillante d’où montait une mélodie de tuyauterie dysfonctionnelle – graillonnements, borborygmes, gargouillis –, à laquelle venaient se mêler les voix synthétiques des instruments médicaux – « bip » métronomiques du scope, bourdonnement paisible des lunettes à oxygène, gonflages et dégonflages du brassard à tension...

À mon profond étonnement, la fin de vie se révélait être, à l’image de la naissance, une étape tout sauf silencieuse. Et bien que ma culture musicale se résumât au bruit de l’herbe qui pousse, je trouvais ce chant funèbre non dénué de beauté et d’harmonie. Rideau, l’artiste ! En point d’orgue à sa flamboyante carrière, ma patronne tirait sa révérence avec éclat, sur la scène intime de son lit d’agonie.

Depuis que tout espoir de guérison s’était évanoui, les médecins avaient consenti à une hospitalisation à domicile, et pour une raison qui m’échappait, la Dame m’avait désigné, parmi tous ses employés, pour être le compagnon de ses derniers instants.

« Jardinier, toi qui es si doué avec les roses, ne peux-tu pas me faire fleurir à nouveau ? avait-elle plaisanté, en dépit de son extrême faiblesse, alors qu’on l’installait dans son berceau mortuaire.

— Et me priver d’un si beau compost ? Pas question ! » avais-je répondu en cachant mon émotion.

Il s’était agi de l’un de ses derniers véritables moments de conscience – quelques minutes à peine. En dépit des soins attentifs qu’on lui prodiguait, son état s’était rapidement dégradé.

Cela faisait maintenant quinze jours que la malade végétait dans un semi-coma, ni tout à fait vivante, ni véritablement morte. Avalés par ses orbites caverneuses, ses yeux jaunes et rétrécis fixaient un point au-delà du monde sensible ; tout aussi insondable était l’expression de ses lèvres, soudées par la déshydratation, en sœurs siamoises ; quant à ses doigts osseux, ils se contentaient de pendre mollement entre les miens, et jamais ne répondaient à mes étreintes. Même la récente venue de notre vieil ami le Joueur de Flûte n’avait pas suffi à tirer la dormeuse de sa léthargie. Il avait eu beau lui interpréter son morceau le plus entraînant – dont les premières notes suffisaient d’ordinaire à la faire se trémousser –, elle était restée désespérément inerte. Elle-même aurait ri de se voir ainsi, si débile et dégradée : « Vise-moi ce regard de truite morte et ce cou ridé de tortue millénaire ! aurait-elle dit. J’ai autant de présence qu’une plante en pot... Bonne pour le recyclage, la vioque ! »

Fin(s) du MondeWhere stories live. Discover now