Souvenirs (Vincent T.)

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SOUVENIRS


Un quartier résidentiel.

Un lotissement, avec ses alignements de maisons, chacune parquée derrière sa grille ou sa haie. La rue qui serpente au milieu, pour mourir en impasse.

L’immobilité. Le silence. Juste le vent qui souffle dans les branches des arbres plantés ici ou là, dans un jardin ou en bordure d’une cour ; et quelques chants d’oiseaux. Une fenêtre ou un volet qui claque, quelque part. Pas de cri d’enfant, d’écho d’une télévision ou d’une radio trop forte, pas de tondeuse passée.

Un lotissement vidé de toute vie, déserté.

Un bruit de moteur, soudain. Au ralenti, couvrant à peine le murmure de roulement des pneus sur l’asphalte. Une camionnette, avançant au pas.

À son volant, l’homme observe, regarde, ausculte au travers de son pare-brise. Chacune des maisons.

Toutes ont un grand trait de peinture rouge, tracé à la bombe, barrant la porte d’entrée.

La camionnette s’arrête, l’homme en descend. Il a un grand sac de sport, taillé dans cette toile synthétique brillante et bruyante. Un sac vide. Dans l’autre main, un pied de biche. Il s’approche de la maison à sa hauteur. La porte n’est pas barrée, pas de peinture rouge sur celle-ci.

Il s’apprête à briser la serrure d’un coup de pied de biche, mais retient son geste. Il appuie simplement sur la poignée, et la porte s’ouvre, lentement. L’homme entre.

La maison est intacte. L’intérieur ne semble pas avoir été vidé de ses occupants ; tout juste y a-t-il un peu de poussière. L’homme fait le tour des pièces, il cherche, fouille.

Une photo de famille, sur une commode. Il la contemple un instant. Le père, la mère, les trois enfants, prenant la pose. Il l’enfourne dans son sac puis reprend sa fouille. D’autres petits objets rejoignent la photo dans le sac. Des bibelots, des dessins du petit dernier qui encombraient un tiroir, des souvenirs de vacances. Il monte à l’étage.

En poussant la porte d’une chambre d’enfant, il est pris de nausées. L’atmosphère est chargée de mouches, l’odeur insoutenable. Toute la famille est là, réunie sur le lit. Ils sont allongés, serrés les uns contre les autres, presque indistincts, déformés par la putréfaction.

Tous liés dans la mort.

Il referme la porte, et visite les pièces suivantes.

Dans la chambre des parents, il trouve les albums de famille. Des images de mariages, de baptêmes. Il les feuillette, puis les prend. Fouillant la table de nuit, il renverse la boîte à bijoux, mais il ne s’en préoccupe guère. Dans la chambre du petit dernier, il prend quelques peluches, des jouets, encore des dessins.

Il redescend au rez-de-chaussée. Dans le salon, un meuble TV. L’ouvrant, il tombe sur la collection de DVD familiaux et, dans un coin, des VHS. Il trie, cherche, en prend quelques uns.

Son inspection terminée, il sort un appareil photo de sa poche, et saisit une image de chaque pièce, une par une. Hésitant un instant, il renonce à photographier la famille sur le lit. Cette image-là, il n’en veut pas.

Il ressort de la maison, se retourne pour la prendre en photo. Il repose son sac dans la camionnette, mais revient vers la maison, une bombe de peinture à la main. Lentement, soigneusement, il barre la porte d’un trait identique aux autres. Puis il remonte dans sa camionnette. Il démarre, et s’en va.

Le lotissement est de nouveau calme et abandonné.


La camionnette, arrêtée devant un grand bâtiment en pierre de taille. La mairie.

À l’intérieur, l’homme fouille dans les tiroirs, recherche des dossiers. Puis, un classeur sous le bras, et son sac plein sur l’épaule, il descend au sous-sol. Il traverse une grande salle. Dans la pénombre, il allume une lampe, à un bureau appuyé contre le mur, dans un recoin. Assis à ce bureau, il feuillette le contenu du classeur, lit quelques fiches, puis les détache et les dépose dans un grand carton à côté de lui. Puis il passe en revue le contenu du sac, toujours à la lumière de sa lampe, regarde les photos, les jouets, les petits objets du quotidien. Il les dépose dans ce même carton. Et le boîtier DVD, et la VHS.

Un temps. Il hésite.

Puis il se baisse, reprenant le DVD.

Il se lève, et se dirige vers une vieille télévision posée à même le sol. Il sort le disque, le met dans le lecteur juste à côté, et il s’assied, face à l’écran, sur une chaise en plastique posée là.

À l’image, un fond bleu ciel, une petite musique, et, en caractère blanc : « Vacances en Sardaigne, Juillet 2010 ». Et le fond bleu laisse place aux habituelles images de vacances. La caméra tremblotante, le voyage en avion, le paysage par le hublot, la découverte des chambres, de la piscine, les visites touristiques. Les enfants qui font les clowns devant l’objectif, la mère qui ne veut pas qu’on filme ses coups de soleil...

Derrière l’homme, libérées de la pénombre par la lumière changeante de la télévision, des rangées d’étagères, encombrées des mêmes gros cartons.

Sur chaque carton, un nom. « Famille Durand », « Famille Hertz », « Famille Lagrange ».

Et au mur, un plan de la ville, constellé, rue par rue, de petites croix rouges.

Autant de familles. Autant de personnes qui ont vécu ici.

Autant de personnes que l’homme ne connaîtra jamais, mais dont il veut malgré tout se souvenir.

Autant de fantômes dont il peuple sa solitude.

Autant de souvenirs, de présences par défaut.

Pour oublier qu’il est seul.

Pour oublier que lui seul a survécu.

Il sourit en voyant cette famille heureuse.

Une larme coule sur sa joue.


Fin(s) du MondeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant