[Appartement de Yoongi - Galhyeon-dong, Eunpyeong-gu, Seoul]
- Qu'est-ce que tu fais ?
Taehyung n'était jamais venu chez Yoongi. Ça me fait bizarre qu'on se retrouve tous les deux ici, surtout sans lui. Je ne sais pas où il a pu aller. Il a pris son téléphone, mais il ne répond pas. J'ai le cœur gros.
- On va résoudre le problème ! J'peux prendre ce truc ?
Il s'empare d'un papier au hasard sur le bureau de Yoongi.
- Euh, oui... ? Vérifie juste qu'il n'y a rien d'écrit dessus ?
- C'est bon ! fait-il après l'avoir retourné.
Il s'installe sur la chaise, décale l'ordinateur et farfouille dans les pots à crayons.
- Tu crois qu'il va revenir ?
Tae s'arrête, pivote vers moi et fronce les sourcils.
- Nan, jamais, mais vois le bon côté des choses : t'hérites de son appartement, tous ses meubles et la totalité de ses fringues. Il ne nous reste plus qu'à trouver l'endroit où il pourrait cacher une belle grosse somme d'argent liquide.
- T'es horrible, gémis-je en me drapant encore plus dans le gros plaid du canapé.
- Question bête, réponse bête. Regarde plutôt !
Il déchire deux coins de la feuille qu'il a gribouillés et les cache dans ses mains. Il tend ses poings fermés devant lui, face à moi.
- Choisis.
- En quoi ça va m'aider ?
- Choisis ! J'ai mis le Taegeukgi dans une main, et un arc-en-ciel dans l'autre.
- Tu veux laisser ça au hasard ?
- C'est toujours mieux que de se prendre la tête ! Vois ça comme un jeu : Choisis ton drapeau, rit-il en agitant les poings.
Je soupire, découragé.
- Vais-je défendre ma patrie ou me ranger sous l'étendard des gays !
- Déjà, ramène pas tout à toi, c'est mon drapeau aussi, pas seulement les gays, et ensuite...
- Tae, tu l'as bien fait, toi, le service militaire !
Il pousse avec ses pieds et fait un tour complet sur la chaise de Yoongi. Il rouvre ses mains, pose les deux petits drapeaux sur le bureau et se passe la langue sur les lèvres.
- Oui, admet-il.
- Et tu n'as rien eu, n'est-ce pas ? Personne ne s'est rendu compte de ta sexualité, c'est ça que Yoongi ne comprend pas ! La majorité des gens dans notre cas passent entre les mailles, c'est certain ! Tae ?
- Oui ?
- Il t'est arrivé quelque chose ?
- Non, non.
Il a hésité une seconde avant de répondre. Je ne crois pourtant pas qu'il me mentirait.
- Hey, fais-je en m'approchant, enveloppé par le plaid comme un ver dans son cocon de soie, qu'est-ce que tu en penses vraiment ? Tu es venu pour me réconforter, mais j'ai besoin de ton avis, d'un vrai conseil. Tu n'es pas obligé de dire ce que je veux entendre.
Il acquiesce et se lève, va sur le canapé et me fait signe de le rejoindre.
- J'aurais du mal à donner raison à l'un de vous. Peut-être que c'est lui qui exagère et qu'il ne t'arrivera rien, et c'est énorme de te demander de partir. En plus, t'es mon pote, ça m'enchanterait pas de te voir t'installer à des milliers de kilomètres.
- Mais ? dis-je en remontant mes pieds sur l'assise.
- Je ne peux pas dire qu'il a tort.
- Pourquoi ?
- Jimin... Il y a un véritable risque. L'article 92.6 est appliqué sévèrement, c'est l'armée. Ils ne sont pas tolérants.
- Ce sont les relations entre soldats qui sont interdites ! Et je ne risque pas de tromper Yoongi...
C'est inimaginable. Disons que le Jimin civil est dans un couple gay, et que le Jimin soldat sera... asexuel ? Il me suffira de dire que je suis célibataire, personne n'aura la moindre preuve.
- Il suffit qu'on te soupçonne d'être gay, objecte gravement Taehyung.
- Yoongi disait la même chose, ça se voit tant que ça ?
- Un geste, une attitude qui éveille leur suspicion ? On te demandera des comptes, tu devras faire tes preuves ou tu seras harcelé.
- J'ai caché ma première relation à tout le monde, ce ne sera pas plus difficile.
Si ma mère n'était pas tombée sur la notification de mon appli de rencontre, elle n'aurait jamais rien su. Je serais peut-être toujours à Busan, et toute cette vie n'existerait pas. Une vie où je suis moi, dans laquelle je me sens bien. Et Yoongi voudrait m'arracher à tout ça...
Nous sommes allés nous coucher. Comme c'est étrange. Quand je suis tout seul dans le lit et qu'il travaille à côté, je n'ai aucun mal à m'endormir. Je sais qu'il est là, qu'il veille, qu'il va me rejoindre. Ce soir, j'ignore où il est. Chez Liu peut-être ? Qu'est-ce qu'ils font ? Je ne suis pas jaloux, c'est seulement de la curiosité. Est-ce qu'ils parlent ? Est-ce qu'ils boivent de l'alcool ? Yoongi est-il en colère contre moi ? Est-il triste ? Est-ce qu'il trouve le sommeil ?
Je roule de l'autre côté et je me retrouve nez à nez avec Taehyung. Je ne crois pas que mon homme apprécierait qu'il dorme ici avec moi. Tant pis pour lui ! Il n'avait qu'à pas me laisser seul !
- Tae ?
- Mh.
- Tu dors ?
Il ouvre un oeil puis cligne des paupières.
- ...à ton avis ?
- Désolé.
Je roule à nouveau dans mon coin de lit pour le laisser tranquille. Plus tard, il se colle à moi et me prend dans ses bras. C'est dans son étreinte chaude que je m'endors.
Le lendemain, Taehyung et moi partons ensemble de chez Yoongi. Il rentre chez lui pour se changer tandis que je prends le chemin du centre commercial, la boule au ventre. J'ai hâte de le voir. J'ai peur de le voir. Il m'a manqué. Est-ce que ça va s'arranger ? Ça me rappelle mes angoisses du début, quand je cherchais à le fuir autant qu'il m'attirait.
J'ai envie de m'excuser. Non, il ne faut pas que je m'excuse. Je n'ai pas changé d'avis. Il faut peut-être que je demande pardon pour m'être emporté, alors ? Je longe le parking souterrain, j'arrive au niveau des réserves. Je loge mes affaires dans le casier numéro 38 et je vais prendre le nécessaire dans le local d'Alpak'ice. Mon quotidien est parfaitement réglé. Jungkook a inscrit sur la fiche qu'il fallait remonter du coulis de fruits rouges en plus du lait et des éléments habituels. Il faut que je me concentre sur le boulot, on a déjà vu ce que ça donnait quand j'avais la tête ailleurs.
La vérité, c'est que j'adore être ici. Je connais le Lotte Mall comme ma poche, c'est chez moi. Dans les allées, je salue le personnel d'entretien qui s'active avant l'arrivée des employés des différents magasins. Je passe devant la bannière qui indique l'ouverture prochaine d'une nouvelle boutique et je jette un œil pour constater l'avancement des travaux.
Je mets tout en place : la caisse, la devanture, les écrans. Je m'occupe de la livraison de fruits frais, je lance la machine à glace, je dispose les toppings et les biscuits. Je repasse un petit coup de produit nettoyant sur la vitrine et sur le comptoir pour les faire briller. Je pèle les kiwis, je coupe les mangues en petits dés. Ces tâches répétitives accaparent mon esprit et me réconfortent.
J'ai mes premiers clients dès l'ouverture. Depuis quelques temps, Seokjin-hyung réfléchit à élargir notre corner. Il souhaite développer Alpak'ice et élabore plusieurs stratégies : nous vendons désormais des salades de fruits, un succès auprès des clients matinaux. Ça ne nous rajoute pas vraiment de travail, puisque les fruits sont déjà coupés pour les toppings des glaces et que nous les servons dans nos gobelets à smoothie. Au printemps, un second corner Alpak'ice verra le jour dans un autre centre commercial de Seoul.
Taehyung me fait coucou en arrivant, il rejoint Namjoon qui a ouvert seul la boutique. Aucune trace de Yoongi. Vers onze heures, le gérant de Bangtan traverse l'allée pour venir me saluer.
- Bonjour Jimin, tout va bien ?
- Oui, le chiffre est correct, fais-je pour détourner le sens de sa question. Et chez vous ?
- Ça va, ça va. Dis-moi, Yoongi est malade ?
- Hein ?!
Je manque de faire tomber les biscuits que j'ai en main.
- Il a appelé pour me dire qu'il prenait sa journée.
- Il... Il ne vient pas travailler ?
- Je pensais que tu étais au courant, s'étonne Namjoon.
- Oui, bien sûr ! Il m'a dit qu'il ne se sentait pas très bien hier soir, mais je ne pensais pas que ça l'empêcherait de venir aujourd'hui.
- Tu n'étais pas avec lui ? s'enquiert-il, de plus en plus surpris.
- Si ! Il dormait encore quand je suis parti, c'est tout. Comme je commence plus tôt... Je ne l'ai pas réveillé. Il ne semblait pas avoir de fièvre...
Namjoon émet un grognement d'approbation. Je ne vois pas pourquoi Yoongi s'inquiète, je mens comme je respire. Il ne semblait pas avoir de fièvre ? Vraiment, Jimin, tu me fatigues... Et l'autre tête de mule qui doit courir d'un bureau à l'autre pour rassembler toutes les informations et les formulaires nécessaires à notre émigration.
Ou à son émigration. N'ai-je pas dit qu'il n'avait qu'à partir tout seul ? Est-il capable de me prendre au pied de la lettre ? Il était si sérieux, je ne me doutais pas que notre vie "cachée" lui pesait tant. C'est sa faute, pourquoi ne me parle-t-il jamais de rien ?
- Je vais prendre une glace noisette, avec kinder bueno et coulis chocolat.
- Quel alpaca ?
- Celui-ci, s'il-vous-plait.
- Et voilà, une cuillère, une petite serviette, bonne journée monsieur !
Je l'entends me dire : "Je t'ai parlé hier, regarde la façon dont tu réagis ! Comment veux-tu que je te confie ce qui me tracasse, tu te braques immédiatement !"
- Braqué toi-même, murmuré-je entre mes dents à un Yoongi imaginaire.
Où est-il ? Que fait-il ? Où va-t-il aller ? Il ne m'a même pas envoyé de message, je pensais que c'était parce qu'on se retrouvait au travail et non. Par contre, monsieur peut appeler Namjoon et se faire porter pâle ! J'ai envie de sortir mon téléphone pour lui dire ses quatre vérités. Quel genre de copain ne dit même pas bonjour à son petit ami ?
Je n'ai pas dit bonjour non plus. J'estime que ce n'est pas à moi d'envoyer le premier message ! Enfin, si Yoongi tient un raisonnement similaire de son côté, on n'est pas sortis de l'auberge.
Seokjin me rejoint en début d'après-midi, tout guilleret. Il ne se sépare plus de son calepin à spirale où il note toutes ses idées. Il m'envoie prendre ma pause déjeuner et me fourre son carnet dans les bras, m'ordonnant d'examiner les prototypes de donuts qu'il a dessiné pour que nous les vendions au corner.
Je regarde mon téléphone toutes les dix secondes, au cas où une notification m'échapperait.
Je travaille encore une partie de l'après-midi, et je m'efforce de donner le change à mon manager sur-enthousiasmé. Entre deux clients, il ne perd pas une seconde pour m'expliquer les détails de son plan marketing.
A la fin de la journée, je vois que Taehyung m'a laissé un message. Il me propose de dormir chez lui si Yoongi n'est toujours pas rentré. Je réalise que notre appartement, finalement, est toujours le sien, et que je ne m'y sens chez moi que quand il est là. Je rentre quand même pour m'occuper des plantes, me doucher et emporter quelques affaires.
Je constate immédiatement que Yoongi est passé. Il a pris sa brosse à dents, des vêtements, son crayon pour les yeux. Le vide laissé par ces objets me saute aux yeux. Je me précipite pour m'assurer que sa grosse valise est restée là : oui, il n'a pris qu'un sac de sport.
Incapable de me retenir, j'envoie un sms.
A: Yoongi <3
"Je t'interdis de partir."
Il n'a aucune raison de m'obéir, après tout, il m'a bien interdit de m'engager pour effectuer mon service militaire. Combien de temps faut-il pour quitter le pays ?
Il faut seulement un passeport.
Un billet, et un passeport.
Sans Visa, il sera obligé de revenir. A-t-il osé me laisser seul... ? Est-il parti sans moi ?
C'est pour ça qu'il ne m'écrit pas et qu'il ne m'appelle pas. Il est en vol ! Ou bien dans un pays où son forfait ne marche pas !
Je balance mon téléphone à travers la pièce.
Par miracle, l'écran ne s'éclate pas. A peine une rayure en haut à droite. En le récupérant, je remarque une note posée sur la table, en plein milieu. Comment ai-je pu la louper ? C'est un post-it jaune fluo, laissé bien en évidence.
- Je rentre demain, il y a de la soupe de kimchi au frigo, lis-je à mi-voix.
Il a signé Y. Mon portable vibre dans ma poche.
De: Yoongi <3
"Je t'ai laissé un mot sur la table."
Sacré sens du timing. Je l'appelle. Il ne décroche pas.
A: Yoongi <3
"T'es où ???"
De: Yoongi <3
"A Seoul."
A: Yoongi
"Très drôle."
De: Yoongi
"C'est pas plus mal qu'on réfléchisse chacun de notre côté."
C'est ça. Pour la peine, j'ai effacé l'emoji cœur de son nom de contact.
Il m'a effectivement laissé de la soupe dans le réfrigérateur. Les banchan qu'on a cuisiné tout les deux pour la semaine sont soigneusement rangés dans leurs tupperwares, attendant d'être servis. Il y a des pickles de poivron vert, une salade de pousses de soja, du chou cuit à la vapeur et du doenjang. Le tablier de Yoongi est tristement accroché à sa petite patère, et le mien pendouille à côté. Son absence est partout.
J'appelle Taehyung pour le prévenir; j'accepte son invitation avec soulagement.
- Tu veux manger quoi, des nouilles ?
Nous sommes devant son frigo de célibataire, beaucoup plus petit, moins rangé et moins rempli que celui de chez Yoongi. J'aurais pu prendre ce que j'avais à la maison, sauf que je me sens incapable d'avaler ne serait-ce qu'une bouchée de ce qu'on a préparé ensemble. Des nouilles. C'est le dernier plat qu'on a mangé avec Yoongi, dans notre restaurant habituel de Yeonsinnae.
- Si ça ne te dérange pas, je préfère autre chose.
- Quoi par exemple ?
- Ce que tu veux !
Je déteste faire le difficile, d'autant plus que je suis son invité ! Taehyung comprend que j'ai besoin de me changer les idées.
- Et si on se faisait une petite virée à Myeong-dong, entre potes ? Je connais un endroit où on peut manger des supers mandu, Hobi-hyung a fait un article dessus ! Ça s'appelle Kyoja. Jimin ?
Je viens de me laisser tomber par terre, juste sous son poster de "La nuit étoilée".
- Myeong-dong, les mandu, ça te dit pas ? insiste-t-il en pensant bien faire.
Je secoue vigoureusement la tête de droite à gauche en me mordant les joues. Mes yeux s'humidifient. Tae panique.
- Qu'est-ce que t'as ? Qu'est-ce qu'il y a ? C'est Yoongi ?!
Je hoche la tête et les larmes se forment.
- Il...
- Il quoi ?
- Les mandu, dis-je en reniflant.
- Quoi les mandu ?!
- Ses joues. Yoongi. Il ressemble à un... un mandu...
Taehyung ouvre la bouche grand comme une carpe et me contemple, abasourdi, pendant que je lutte contre la crise de sanglots. Il finit par plisser les yeux et se pince l'arrête du nez.
- Aish, je veux même pas savoir. Est-ce qu'il y a une seule bouffe sur cette terre qui n'a aucun lien avec Yoongi, histoire qu'on puisse dîner ?
Nous finissons à la supérette du coin pour acheter des chips, des nouilles instantanées pour Tae, des rouleaux de Kimbap et du soju.
Bien que ma situation se prête aux excès, nous buvons raisonnablement. Taehyung monte dans sa mezzanine et déroule pour moi son matelas yo, sur lequel il pose un oreiller et une couverture.
- Ça va aller ? me demande-t-il, la bouche pâteuse.
- Oui, merci, réponds-je avec un sourire sincère.
Jamais je ne pourrais abandonner mon meilleur ami.
- Tu te souviens, notre premier repas ici ? Quand tu m'as cuisiné du japchae ?
- Je m'en souviens. Je suis pas fier de ce qui s'est passé, ce soir-là. Je suis désolé.
- C'était rien, par rapport à ce que j'ai pu voir. On a tous fait des choses qu'on regrette.
Je m'assieds face à lui sur le parquet, en tailleur.
- De quoi est-ce que tu parles ?
- Ecoute, j'ai pas du tout envie que tu partes, et Yoongi a tort de vouloir t'imposer ses trucs, c'est pas du tout ce que je cherche à faire.
- Je sais bien ! Ça compte énormément, que tu m'accueilles chez toi pour la nuit. Merci Tae.
- Nan, attends... Pendant mon service, y'avait un gars... Kwon Yonghwan. C'était pas franchement un athlète, et il avait des... manies, tu vois ? La façon de s'asseoir, la diction, j'sais pas, bref. Il avait un ou deux ans de plus que nous, il faisait une pause dans ses études à l'université. Kwon, c'est vite devenu un plaisir pour certain de l'tourmenter. Déjà pendant la formation préparatoire, il avait beau faire de son mieux, c'était un gars... sensible, ouais.
- T'essayes de me dire qu'il était gay ?
- Je sais même pas s'il était gay. Il "avait l'air". Il sortait du lot, et comme on dit, on tape sur le clou qui dépasse.
- Il s'est retrouvé au tribunal ?
- Non. Une nuit, je me lève pour aller pisser. Il était dans une cabine avec l'officier Lee, et un autre aussi, j'ai pas vu son visage. La porte était ouverte. Kwon lui faisait une pipe, là, en pleine nuit, et ce salaud de Lee... y'a eu un moment, un moment très court, deux ou trois secondes, on s'est regardé les yeux dans les yeux. Moi qui venais de tout ranger dans l'pantalon et lui, avec Kwon par terre. Kwon a fait un bruit, un genre de hoquet. Lee l'a chopé par les cheveux, juste là.
Il fait le geste sur ses propres cheveux, fermant son poing sur une touffe à l'arrière du crâne. J'ai le cœur au bord des lèvres.
- Ils lui ont foutu la tête dans les chiottes. Il a bu la tasse, je l'ai entendu. Pas vu, parce que j'avais détourné les yeux. C'est ça que j'ai fait. Je me suis lavé les mains le plus vite possible et je suis retourné me coucher. J'ai rien fait pour Kwon, même quand il est revenu dans son lit. Pas un mot, pas un geste de soutien ou de sympathie. On s'en fout, mon pote, que tu sois gay ou pas. Ce qui compte, c'est survivre. Tu vas voir des choses, vivre des choses, qui sont déjà dures pour un mec lambda. Pour nous... Tu rigolais avec mes drapeaux en papier hier, mais c'est ça, va falloir que tu choisisses un camp. C'est pas dramatique non plus, et si t'es malin tu te retrouveras jamais à la place de Kwon. Mais tu seras peut-être à la mienne et faudra vivre avec. Tu veux pas trahir le pays, je comprends, je respecte. Yoongi aussi, sûrement. C'est un choix. T'en penses quoi, Jimin ? J'ai pas trahi Kwon, moi, quelque part ?
Je ne trouve rien à lui répondre. Je suis bouleversé. Terrifié. Prenant mon silence pour un besoin de réflexion, ou bien appelé par son lit juste en-dessous, il lâche quelque chose à propos de la nuit qui porte conseil, s'étire et me souhaite une bonne nuit, avant de descendre l'échelle. Il éteint la lumière, me laissant la petite ampoule jaune de la mezzanine. Je mets longtemps à m'installer sur le matelas et à déplier la couverture. Je suis engourdi, transi par la peur.
Il est hors de question que j'aille là-bas.
Je refuse de m'engager dans l'armée.
Je dois fuir.
Le récit de Taehyung tourne en boucle dans ma tête, toujours aussi intolérable. Comment peut-on laisser faire ? Comment ai-je pu, moi-même, indirectement, cautionner ce genre de choses ? Comment ai-je pu penser qu'il était juste de pénaliser les relations homosexuelles, que c'était des pratiques qui ne convenaient pas pour un soldat ? Ce jeune homme n'a même pas violé la loi contre la sodomie chez les militaires. Il était simplement soupçonné de, en raison de son attitude jugée trop peu virile.
Je ne peux pas fermer l'œil. Ma nuit sera à coup sûr peuplée de cauchemars d'agressions en tout genre. Mon cerveau utilise ce terreau propice à l'angoisse pour faire germer tous les mauvais scénarios possibles concernant une expatriation. Si je ne me faisais jamais à la vie ailleurs, si je ne revoyais jamais ma famille ? Si mes parents, avec qui j'ai réussi à renouer, me reniaient pour de bon ? Je n'ai aucun doute sur la force de l'amour que Yoongi et moi partageons, mais est-ce suffisant ; peut-il être ma seule famille ? Je veux revoir Busan. Je refuse d'être privé de ma ville natale.
Le lendemain, je pars de chez Taehyung qui m'ouvre la porte et retourne se coucher. C'est notre jour de congé. J'ai une mine affreuse : des cernes bien creusées et le teint maladif. Pourtant, je m'inflige le métro à l'heure de pointe direction Gupabal, la moitié du visage camouflée sous un masque.
J'entre pour une fois par la grande porte parmi les clients du Lotte Mall, comme simple visiteur. Je prends les escalators jusqu'à l'étage d'Alpak'ice... et de Bangtan.
Je marche, déterminé, jusqu'au magasin. Jungkook est trop occupé à gérer les commandes pour me remarquer et Seokjin est sans doute dans les parages à fomenter de nouveaux business plans, la tête dans son calepin.
J'entre chez Bangtan.
- Jeune homme, je peux vous aider ? me lance Hoseok-hyung en trottinant joyeusement vers moi. ...Jimin-ah ?
- Salut, Yoongi-hyung est là ? dis-je en regardant autour de moi après avoir baissé mon masque.
- Je suis là.
Aish ! Quand cessera-t-il d'émerger d'entre les portants de façon aléatoire ? Il se prend pour Bill Turner dans Pirates des Caraïbes ou quoi ?
- Tu m'as fait peur.
- Toi aussi.
Il m'a manqué. Chaque seconde était un véritable enfer, et maintenant il est là, maquillé, bien coiffé, avec les boucles d'oreilles que je lui ai acheté pour son anniversaire. Il est beau. Je me précipite sur lui et il me réceptionne à temps, pris au dépourvu par mon élan d'affection. Je le serre de toutes mes forces, je perçois qu'il ne sait pas comment réagir mais je n'y peux rien, je me cramponne. Son sweat sent comme le lit chez nous, comme le plaid du salon. L'odeur de la maison.
Hoseok-hyung se racle la gorge.
- Les gars, je veux pas interrompre un moment important de votre vie intime, c'est juste que...
- Je peux te laisser cinq minutes ? l'interrompt Yoongi en m'écartant doucement.
- Cinq minutes, cède Hoseok-hyung.
Yoongi articule un merci silencieux. Ses mains sont sur mes hanches, c'est par là qu'il a pris appui pour m'écarter.
- Toi, viens-là.
Il me prend le poignet, et c'est idiot mais pendant qu'il m'entraîne hors du magasin, j'ai envie qu'il fasse nuit, qu'on soit parfaitement seuls et qu'il me reconduise dans l'atmosphère magique de l'Undersea Kingdom. Ce serait si différent ! Je l'embrasserais contre les colonnes décorées de fausses algues, derrière le carrousel marin, je danserais avec lui sous les poissons multicolores, et nous ferions une autre course sur le muret d'escalade. Je gagnerais encore, évidemment. Je ne comprends pas que l'on ait pu se fâcher. Peu importe le temps qui passe, résister à son charme est au-dessus de mes forces.
J'avais tort de chercher à protéger le cadre où notre histoire a vu le jour. Je tiens au Lotte Mall, je tiens à chaque souvenir que nous avons ensemble dans Seoul, mais ils ne vaudront rien si Yoongi me quitte. C'est notre amour qui compte, c'est lui qu'il faut préserver coûte que coûte. Le Jimin lycéen, le Jimin du présent, le Jimin du futur, nous sommes réconciliés grâce à Yoongi et éperdument amoureux de lui. Je sens en particulier le Jimin lycéen qui, dans ses fantasmes les plus fous, n'aurait pas osé croire qu'un jour, le plus beau garçon de la terre le tirerait à sa suite dans un centre commercial bondé.
Yoongi pousse violemment la porte coupe-feu la plus proche et nous fait entrer dans le dédale de couloirs réservé au personnel. Je me défais aussitôt de son emprise pour me blottir contre lui, presser ma bouche sur sa mâchoire, son cou, ses lèvres. Il les entrouvre pour parler; j'en profite pour glisser ma langue. Il répond au baiser.
- Ji-
Je recommence.
- Si quelqu'un... tente-t-il.
- Je m'en fous !
Nouveau baiser, plus fougueux, moins prudent. Yoongi n'en revient pas. Il se laisse aller et caresse mes cheveux. L'idée qu'il existe un endroit où nous pourrions peut-être nous aimer librement fait son chemin dans mon esprit. La main de mon copain vient dans ma nuque, son pouce sur ma joue. Il me suit dans mon élan de folie. Il rit contre ma bouche, nos dents s'entrechoquent malencontreusement, on grimace et nos nez se froncent, se frôlent, se touchent. On roule l'un avec l'autre le long du mur, à la verticale, tantôt lui sur moi, tantôt moi sur lui.
- Je t'aime.
Mes mains sur son bassin.
- Je t'aime.
Ses baisers sur ma clavicule.
- Je suis désolé, Yoongi...
- Je suis désolé aussi.
On se regarde, il plaque mes cheveux en arrière tandis que mes doigts agrippent ses hanches.
- Qu'est-ce que tu choisis ? me demande Yoongi.
- J'ai peur. Je ne veux plus faire mon service, tu as raison, c'est trop dangereux. Mais je ne suis pas encore résolu à quitter la Corée.
Je me love contre lui, le dos plaqué contre son torse, et je mets ses bras autour de moi. Je joue avec ses mains. J'attends son verdict avec appréhension, le corps parcouru de crépitements délicieux.
- Je comprends.
Il dépose un baiser léger dans mes cheveux. Je laisse aller ma tête contre la sienne, débarrassé d'un poids énorme.
- Qu'est-ce que tu suggères ?
- Un voyage. J'ai élaboré un circuit dans l'est des Etats-Unis. En passant deux ou trois jours dans chaque ville, on aurait le temps de faire New-York, Boston, Washington et Philadelphie. Ça te permettrait de découvrir en douceur ?
Une chance pour nous d'avoir nos patrons dans la poche ! Ça nous laisse un petit espoir d'obtenir autant de congé ! Un long voyage de l'autre côté du Pacifique... C'est presque une lune de miel.
- Je veux bien, si on arrive à partir. Mais je ne te promets rien pour l'instant.
- Tu n'es pas obligé d'aimer la vie en Amérique. Si ça ne te plaît pas, on essayera autre chose et si jamais je dois en arriver là... je trouverai un moyen de truquer ta visite médicale !
- Tu es fou, ris-je en lui volant d'autres baisers. Dis-moi que tu rentres à la maison aujourd'hui.
- J'ai besoin des câlins de mon copain, une nuit sans toi c'est bien assez. D'ailleurs, si tu ne me libères pas, je ne vais jamais retourner travailler.
- Mmh, je sais pas trop...
- Jimin ! Yoongi !
Nous tournons la tête simultanément et nous nous écartons à une distance respectable. Mon manager fonce sur nous en brandissant son carnet.
- Des gaufres ! clame Seokjin-hyung. Alpak'ice va servir des gaufres !
- C'est une bonne idée ! dis-je en m'inclinant.
- Vous savez ce qui marcherait vraiment, pour développer Alpak'ice ? susurre Yoongi avec malice.
Notre aîné s'arrête net, prêt à prendre des notes. J'interroge mon copain du regard.
- Des franchises aux U.S.
Mon manager éclate de rire. Je suis stupéfait.
- Et comment tu veux que je forme des équipes américaines ?
- Alpak'ice, Seoul - New York, vous avouerez que ça en jette.
- Il ne manquerait que Paris ! s'esclaffe Seokjin.
- Oui... reprend Yoongi sans me quitter des yeux. Pourquoi pas Paris ? Le concept marcherait, j'en suis sûr.
- Trouve-moi déjà une équipe pour développer Alpak'ice sur un autre continent.
- J'y songerai ! chantonne Yoongi en s'éloignant. Hoseok m'attend, à ce soir Jimin !
Je reste planté là. Namjoon-hyung applaudirait, Yoongi est capable de vendre n'importe quoi à n'importe qui.
- Qu'est-ce qu'il a ? me demande Seokjin. Il n'est plus malade j'espère ?
- Non, il va bien...
- Tu crois qu'on pourrait servir de la glace sur les gaufres ? On va en parler à Jungkook. Tu veux en profiter pour manger un pot ? Viens !
Un corner à New-York. Combien de plans de ce genre Yoongi élabore-t-il ? Quels nouveaux moyens va-t-il déployer pour marquer des points ? De toute façon, puisqu'il veut partir et que je ne me sens plus en mesure de faire mon service, je le suivrai où qu'il aille. Mais je ne lui dis pas encore. Je veux profiter de chaque instant que je passe à Seoul, et surtout, j'ai hâte de voir Yoongi s'évertuer à me convaincre. Je sens qu'il va m'en parler tous les soirs !