Mes pieds ont traversé corps et marées pour joindre le petit market trente fois trop cher pour ce qu'il détenait. Il me fallait juste une bouteille de vin, de premiers prix de préférence, il ne faut pas abuser non plus, et un chauffeur de taxi payé une petite fortune, à peine quelques dizaines de dollars en plus, pour réussir l'impensable.
En déambulant dans le rayon des alcools étrangers, j'ai trouvé une petite merveille digne des meilleurs vins indiquant sur son étiquette un mot français imprononçable, la « Villageoise ». J'en ai vite déduit, en observant l'étiquette de prix et la couleur qu'il avait, que ce ne pouvait qu'être qu'un des grands crus exotiques dont même mon grand-père, très porté sur la boisson et sur les alcools en tout genre, aurait aimé déguster. J'ai débarqué comme une fleur à la caisse, tout sourire en déposant ma trouvaille. Ce qui m'a surpris est le caissier qui m'a dévisagé de haut en bas puis qui a jeté un coup d'œil mauvais vers la bouteille. Je l'ai entendu marmonner dans sa barbe quelques mots presque inaudibles :
« Elle veut s'intoxiquer cette folle. »
Il a frappé avec ces gros doigts luisants de gras sur les touches de la vieille caisse enregistreuse, son aspect lui donnait l'impression d'avoir fait la Guerre de Sécession, puis a déclamé le prix exorbitant avec détachement. Trop tard, j'étais bien faite avec mon potentiel vin bouchonné, bon ou mauvais, je ne suis pas une référence en matière de vin et d'alcool en général. Ma gorge s'est nouée et j'ai donné la monnaie sans grande hâte.
Mais j'ai eu mon bien entre les mains alors quelques dollars de plus ou de moins ne changerait pas la donne. Après cette épreuve, j'ai foncé dans l'habitacle en louchant sur la montre intégrée de mon vieux Nokia. Il serait peut-être temps de le changer maintenant que j'y pense. Le chauffeur a considéré ma présence puis a redémarré sa vieille Checker Cab jaune qui semble, elle aussi, avoir vécu bon nombre d'aventures. Et, à présent, je roule vers la destination finale, dans le New York familier de l'Upper East Side, quittant le New York midtown avec hâte. Je lui dois des excuses et réciproquement. Et puis si ça peut se finir en partie de jambes en l'air, je ne serais pas contre. Mais qu'est-ce que je raconte là ? Je perds le Nord là ! Réveille-toi Liv' !
De toute façon, j'ai quelques minutes pour me préparer à mon plat d'attaque. Mon but est simple : éviter un maximum d'envenimer la situation. Alors si je dois faire mille et une pirouettes pour avoir ses agréables faveurs, qu'à cela ne tienne ! Je suis prête à tout ce soir.
Étrange ou non, le trajet est d'une rapidité exemplaire – ce qui est rare malgré l'horaire tardif – et je me retrouve avec, sous le bras, mon paquet enveloppé dans un vieux sac de courses en papier marron défraîchi et dans la main, mon petit clutch, l'incontournable qui, je me rends compte, me suit partout en ce moment pour les diverses soirées « mémorables » dont j'ai pu avoir l'honneur d'assister. Notez l'ironie.
C'est un vrai porte-malheur ce sac.
Sur le pas de la porte, un gardien de nuit vient m'ouvrir alors qu'il vient d'examiner mon arrivée du coin de l'œil. J'effectue un sourire de politesse et un remerciement neutre tandis qu'il retourne derrière son comptoir, agacé d'avoir été dérangé dans sa rediffusion des Feux de l'Amour. Le petit vieux se tient voûté sur son gros fauteuil et va pour se remettre à roupiller.
Je soupire, exaspérée et emprunte la voie qui m'est plus familière maintenant. À mon passage, l'ascenseur s'ouvre de lui-même et je m'engouffre entièrement. En montant les quelques petits étages, je sens ma pression sanguine qui s'élève comme la cage où je me tiens. Je commence à me ronger les ongles en arrivant enfin à la porte du duplex. Ça y est, j'y suis. Il n'y a plus que ma volonté qui puisse faire barrage à ma visite importunée. Espérons qu'il ne soit pas en activité de sport de chambre pour nouveau célibataire. J'appuie avec délicatesse sur la sonnette et attends quelques instants que l'on vienne m'ouvrir. Sauf que dans mes calculs, je ne suis pas sensée être là à poireauter comme une imbécile devant une porte close. Mon regard balaie l'endroit et se pose sur un petit siège étroit, ressemblant à une de ces chaises design que j'ai pu voir dans les magazines de maman. Je m'y assois avec impatience et dépose ma bouteille au sol, fatiguée de la tenir à la main.
Je reste ainsi durant vingt bonnes minutes à sécher, mourant littéralement de soif et m'interdisant de boire « la boisson de la réconciliation » comme je m'amuse à l'appeler. Il fait incroyablement chaud ici et il n'y a aucune fenêtre ne donnant sur le monde extérieur, aussi pollué soit-il, donc aucun moyen de me faire de l'air. On va me retrouver morte dans un hôtel particulier demain matin, car, je cite, mon supposé petit-copain n'a jamais voulu m'ouvrir la porte après une malheureuse dispute dans un restaurant de Tribeca. Non, je ne dramatise pas du tout ! Sur ma pierre tombale sera inscrite « Olivia Lawford, morte de déshydratation, car Caleb Barnes l'a laissé sécher sur un fauteuil toute la nuit ».
Sauf que je ne suis pas destiné à mourir ainsi. Soit je prends mon mal en patience, soit je tambourine comme une forcenée contre cette maudite porte d'entrée pour rentrer.
Mon choix est vite fait, mais je me relève trop vite et mon petit sac s'écrase au sol, s'ouvrant tout grand. Oh et puis merde, je ramasserais après, il y a quelque chose de plus important qui se joue là !
« Caleb ! C'est Olivia, arrêtes de faire l'enfant, je suis fatiguée d'attendre et tu me compliques un peu trop la tâche à me faire poireauter comme une cruche sur ton palier ! déclamé-je, avec ardeur, bouche assez proche de la porte. »
Pas de réponse, mais j'entends le cliquetis de la serrure qui claque. Il a fermé la porte à clef !
« Tu es sérieux là ? J'aurais cru mieux de ta part. Je me retourne dos à la porte puis hurle : Abruti ! J'ai fait marche arrière pour venir m'excuser et je t'ai même acheté un cadeau ! «
Toujours rien, je glisse le long de la porte et m'assois au sol, épuisée. À ma montre, il est bientôt minuit et je ne suis pas encore chez moi. Tout ça pour ça, c'est une vaste blague.
« Tu vas sincèrement me laisser crever sur le pas de ta porte ? Caleb, sérieux... Je sais que je t'ai blessé, mes mots ont dépassé ma pensée. Tu ne veux vraiment pas me parler ? je soupire. Bien. »
Je sens pertinemment sa présence, dos contre de dos, tête contre tête, appuyés de la même façon. Alors que je rumine en silence, mon clutch abîmée par la violente chute d'un mètre qu'il vient de subir est ouverte à mes pieds. À l'intérieur, rien de plus que mon téléphone, un mini-stylo siglé (issu de la boîte de vente de nourriture se revendiquant « bio » et « 100 % vegan », ce qu'elle n'est pas du tout d'ailleurs, à la mode en Angleterre exploitant un maximum les failles économiques de l'État pour placer ses gains dans un compte offshore aux Bahamas) où j'ai effectué mon stage en dernière année et un ticket de métro, vieux comme le monde. Lorsque je l'observe de plus près, je me rends compte qu'il s'agit du billet que j'avais essayé de faire passer pour un pass le soir de l'entrée en bourse de Mediatics. C'est un peu grâce – ou à cause, tout dépend du moment et du point de vue – à lui que je suis ici. Je reste muette en observant de long en large le morceau de papier. Eurêka ! J'ai une idée ! J'attrape le stylo et gribouille sur la partie la plus neutre du ticket puis m'adresse à l'oral à Caleb :
« Caleb, si tu ne veux pas parler, je te propose d'écrire. Je te passe un morceau de papier, lis-le et, je t'en conjure, ne le détruit pas, il a une haute valeur symbolique. Je souris en sentant une réaction à travers l'épaisseur qui nous sépare. Si tu as envie de répondre, renvoie un message sur feuille blanche, le ticket ne sera jamais assez grand. En appuyant la main contre la porte, je souris tristement. S'il te plaît, laisse-moi cette faveur... »
Alors, ticket en main, stylo dans l'autre, je griffonne à la hâte un message simple.
« Okay ? »
Impasse au projet, la porte est blindée, le moyen de faire passer un papier par en dessous est très limité.
« Entrouvre la porte que je te le passe, je n'essayerais pas de rentrer, je te le promets. »
Le cliquetis de la serrure résonne et un fin rayon de lumière apparaît. Je glisse le ticket à l'intérieur et la porte se referme violemment quand il traverse. Je manque de me pincer les doigts d'ailleurs. Monsieur Grumpy n'a pas vraiment envie de parler.
J'attends quelques minutes dans le silence en me frottant les tempes, à l'affût de chaque potentiel mouvement de mon partenaire. Par la suite, la porte se rouvre doucement et une large page blanche dépasse de l'ouverture. Son écriture, mix entre le lisible et celle d'un docteur, est à l'encre bleue. Je souris en déchiffrant le message.
« Quel type de cadeau ? »
« Du type alcool français ultra cher de la petite supérette du coin un peu glauque, mais ouverte 24/24. »
« Fun, ça se tenterait bien. Sauf que tu es une abomination venue pour me détruire. :) Sorry, not sorry, je dis juste la vérité. »
« Ouh. Ça fait mal. Moi qui avais pris cette « bouteille de réconciliation »... »
Je repasse la feuille par le trou, mais il ne revient pas. La porte s'ouvre beaucoup plus et je saute sur mes pieds en faisant face à la personne que je dois aider pour encore 5 petits jours. Je suis à bout de souffle alors que je n'ai absolument pas couru – au sens propre du terme –.
« Bien. Je t'écoute, dit-il, blasé. »
C'est à mon tour de jouer. Mais surtout de m'excuser.