Elijah
Ma main se referma sur l'épaule d'Amalia. Elle sursauta et se retourna vers moi.
La nuit était fraîche et des bourrasques soufflaient fort. Les éclats de rire me parvenaient sans aucune difficulté. Mais malgré cela il régnait dans la ruelle une atmosphère à la fois étouffante et terrifiante. Amalia frotta ses bras à l'aide de ses mains. Tout son corps tremblait.
Quelque chose l'avait attirée dehors.
Un murmure.
Une musique.
Je levais légèrement la tête et écoutait le hurlement du vent un instant.
— Ne te laisse pas avoir par ce que tu crois voir, Amalia. Ou par ce que tu entends.
Elle avait froid.
L'ombre des dédales était encore très présente sur elle. Et ne la quitterait jamais vraiment. Il ne fallait pas seulement de la volonté ou être un esprit fort pour cela.
— Une fois que tu te perds camarade, il est dur de retrouver son chemin.
Amalia recula, se soustrayant à mon contact. Une fois qu'elle reprenait le contrôle de ses sentiments, elle se souvenait qu'elle ne pouvait pas me faire confiance.
À cause de ma boucle d'oreille.
À cause de ce que cela voulait dire dans sa tête.
Pouvais-je lui en vouloir ?
Un loup portant le symbole des Chasseurs. Tout le monde savait ce que représentait cette boucle d'oreille.
Le premier tué.
La première chasse menée à bien.
Le premier loup exécuté.
— Tu devrais avoir honte d'héberger un traître sous ton toit, Nohlan.
La voix était mauvaise, accusatrice. C'était une femme. Son aura n'avait rien de chaude ou de douce. Elle était le reflet exact de sa voix.
— Occupe-toi de tes affaires et laisse-moi gérer les miennes, sorcière, répliqua Nohlan sans aucune méchanceté.
Je ne bougeai pas, conscient que ma simple présence en dérangeait déjà plus d'un. À cause de ma boucle d'oreille. Et je le comprenais parfaitement. Je m'affichais. J'aurais pu simplement l'enlever, mais elle faisait partie de moi de la même façon que mon loup et ça, personne ne pourrait me le prendre.
— Combien en as-tu tué loup ? Combien des tiens as-tu exterminés ? cracha la femme à mon intention.
Pourquoi posait-elle une question dont elle ne voulait vraiment pas avoir la réponse ? Je ne comprenais pas forcément.
Les gens étaient étranges. Trop... francs peut-être, comme Lyssa. Ou alors c'était moi. Moi qui avais changé, qui ne comprenais pas ce nouveau monde.
Nohlan avait parlé d'un temps d'adaptation. Je comprenais mieux ce qu'il voulait dire maintenant, face à cette femme.
— J'espère que la perte de tes yeux était ta punition loup. Tu mérites de crever dans un trou la bouche ouverte.
Ça avait le mérite d'être clair. Nohlan soupira, excédé.
La perte de mes yeux avait été une punition, oui. Mais pas pour les choix que j'avais fait. Pas pour ma trahison.
— Ça ne dérange personne ici pas vrai ? souffla Amalia.
Elle n'était pas encore tout à fait elle-même. L'avait-elle seulement été depuis son réveil ? Je ne pensais pas.
— Tu sais ce que l'on apprend aux enfants de nos jours, Amalia ? À ne pas juger les gens selon leurs simples apparences.
— Ce ne sont pas des apparences ! cracha-t-elle.
J'eus conscience que j'étais devant une des vraies facettes de la jeune femme. Je me tournai légèrement vers elle alors que son doigt s'écrasait sur mon torse :
— N'importe quel loup sait ce que ce putain de croc signifie ! Tu as tué un des... un des... un des nôtres pour l'avoir.
Son hésitation attira mon attention. Elle avait encore du mal à se dire qu'elle avait une louve en elle.
— Alors, ne te cache pas derrière je ne sais quelle connerie !
Je baissai la tête. Elle était plus petite que moi, mais en combat sa taille ne pouvait être qu'un avantage. Le savait-elle ? S'en souvenait-elle ?
J'attrapai son poignet et y exerçait une légère pression.
— Je ne me cache pas. Je porte un croc de loups parce que je suis un Chasseur et que j'aie tué des loups. Que tu me détestes ou que les gens ne trouvent pas ça normal, ça n'a aucune importance pour moi.
— Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'un loup tuerait les siens ?
Elle ne comprenait pas. Et ne comprendrait sûrement jamais.
Elle me rappelait Zarkan. Elle me rappelait Lyssa.
— Pourquoi est-ce que nos propres familles nous trahissent ? Pourquoi est-ce que je devrais quelque chose à mon peuple simplement parce que je suis un loup ?
De la surprise. Elle recula encore, mais ma prise l'entrava.
— Ta haine est légitime. Mais les choix que j'ai fait le sont tout autant.
Je la lâchai enfin. Elle était à bout de souffle.
Ma boucle d'oreille émit un léger tintement alors que le vent m'apportait le murmure d'une voix.
Bonjour petit loup.
— Rentre maintenant, Amalia.
Elle ouvrit la bouche.
La porte claqua contre le mur. Liam s'arrêta à côté de moi. Il les avait sentis lui aussi. Il n'avait pas besoin du vent pour cela.
Seulement de son instinct de Chasseur.
— Pire que des buveurs de sang. Ils ont fait vite, cracha-t-il.
Ils étaient loin d'ici. Et pourtant, leur présence tourbillonnait autour de nous.
Le contrat avait attiré des chasseurs puissants. De quoi amuser Liam pour un bon moment.
Amalia n'avait pas bougé. Elle ne savait pas trop quoi faire.
— Rentre à l'intérieure petite louve. Les Chasseurs ont à faire ce soir.
Et à cet instant précis, je sentis la présence de Kayla et des trois Chasseurs qui évoluaient toujours autour d'elle. Liam ne m'avait pas dit qu'il avait appelé du renfort, mais au final cela ne me surprenait pas vraiment puisqu'il était question de Louis et de Marina.
La louve d'Amalia monta quand elle vit les Chasseurs émerger de l'ombre.
Supporter la présence de Liam était une chose, mais ça... Elle pouvait très mal réagir à la présence de ceux qu'elle considérait comme des ennemis.
La voix de Peython retentit depuis la porte. Elle appelait la jeune femme.
Mais encore une fois, Amalia ne bougea pas.
J'observai la magnifique teinte de violet qui l'enveloppait. Je n'avais qu'à lever le bras pour l'effleurer. Pour m'y fondre complètement.
— Tu vas revenir, n'est-ce pas ?
Une petite fille demandant à son père de regarder s'il n'y avait pas de monstres sous son lit. Elle paraissait dure et fragile le moment d'après.
Elle avait peur.
Peur des Dédales. Peur de moi. Mais elle savait au fond d'elle que je pouvais l'aider à garder la tête hors de l'eau.
La question était de savoir jusqu'où elle était prête à aller dans la confiance qu'elle m'octroierait. Je ne pouvais pas aider quelqu'un qui ne voulait pas de moi.
Je ne pouvais pas aider quelqu'un qui avait peur de moi ou qui me méprisait.
— Ne va pas toute seule dans les ténèbres petite fille. Reste dans la lumière. Je reviendrai.
Liam pouffa doucement. Et comme si cela avait été le signal, Amalia recula et rejoignit Peython.
Amalia
Nohlan avait fermé le bar. Il devait être un peu plus de minuit. Je ne savais pas vraiment. Est-ce que l'heure importait ? Dans un coin de la salle, les autres discutaient encore. Abbygail et Gabriel se ressemblaient énormément. Leurs cheveux bruns devaient sûrement être un trait de famille. Tout comme leurs yeux caractéristiques : vert émeraude. Hakam me jetait des coups d'œil de temps en temps.
Peython était assise en face de moi, parlant doucement avec sa fille adoptive. Mina était en fait une Eranthe. Une Eranthe... très puissante. Plus puissante encore qu'une dénommée Emma, qui était apparemment la mère de Logan. Mina, elle, était son Eranthe.
C'était lui qui l'avait rencontrée dans l'orphelinat où était Inès, et beaucoup d'autres jeunes et même très jeunes loups. Nohlan et Peython l'avaient adoptée alors qu'elle n'avait que trois ans. Mina était très belle et semblait avoir des origines asiatiques. Ses yeux en amandes et son teint légèrement olive le sous-entendaient.
D'après Nohlan, qui était venu à un moment dans notre conversation, Mina était l'Eranthe la plus puissante du siècle à venir. A douze ans à peine, elle avait réussi à contrôler une foule de loups dans un entrepôt où des combats illégaux se déroulaient. Sa louve était extrêmement intelligente. Je ne pouvais m'empêcher de l'observer sous tous les angles, cherchant ce qui chez cette jeune fille de quinze ans, montrait une talentueuse louve. Elle paraissait tellement fragile.
Peython caressa la joue de sa fille en souriant, complice. Mina lui racontait les rencontres qu'ils avaient pendant leur périple qui les avaient menés dans l'ouest des États-Unis.
_ Assez parler de moi, sourit soudain Mina.
Elle se tourna vers moi.
_ Je crains ne pas avoir grand-chose à raconter, soupirai-je en regardant dehors.
La pluie tombait de nouveau. Où était parti Elijah ? Que faisait-il avec ce Liam ? Et qui étaient les gens que j'avais vus arriver ? Des chasseurs encore. Je secouai doucement la tête.
_ Toujours rien ? souffla Mina.
_ Non.
_ Et la carte ? reprit Peython.
_ J'ai essayé... mon doigt s'est arrêté en plein milieu d'une zone boisée du Canada. Je ne sais pas si je me suis arrêtée de moi-même sur cet endroit ou si c'est un souvenir.
Mina pencha la tête.
_ Crois-tu que ta louve se souvienne de quelque chose ? Voudrais-tu que j'essaye de lui poser des questions ?
Je regardai un instant Peython, puis hochai vigoureusement la tête. Si elle pouvait contrôler ma louve, ce serait... Ma louve se rétracta au fond de mon estomac, me donnant la nausée. Je blêmis.
_ Amalia ?
_ Je ne te forcerais pas Amalia, murmura Mina en posant une main sur la mienne.
Je la lui retirai, essayant de reprendre mon souffle. Mina sembla légèrement blessée par mon geste. Peython était peinée. Je fermai les yeux un instant.
_ Pardon, dis-je. Je...
_ Amalia, fit Peython d'un ton ferme – je relevais les yeux vers elle. Ne sois pas désolée pour ça. Ta louve semble se rappeler de sensation, de... réaction qu'elle a eue envers certains objets, certains mots. C'est pour ça qu'elle réagit de cette façon. Laisse-la s'exprimer. Elle saura te dire ce qu'elle désire au bon moment.
Son sourire était sincère. Mina hocha la tête en regardant avec fierté sa mère.
_ Je vais te montrer ta chambre, ajouta Peython. Je pense que tu as besoin de repos.
Je souris doucement. Mina me fit un petit signe de la main que je lui rendis. Je suivis Peython à l'étage espérant pouvoir réellement dormir. Les monstres qui m'avaient touchée en bas... que feraient-ils quand je serais endormie ? Et Elijah ? Pourquoi était-il parti ? Je... j'avais besoin de le savoir ici. Il les gardait éloigner. Sans savoir comment, mais il les gardait éloignés.
Ma chambre était une chambre d'ami, qui était occupé par toutes les personnes en transit ici visiblement. Chaleureuse et accueillante à l'image de la maîtresse de maison, la chambre réussit à me détendre... Je pris une longue inspiration et m'assis sur le lit en caressant la couverture.
_ Pas de couette non plus en magasin ? sourit Peython.
Elle alla me chercher un jogging et me le tendit avec un débardeur.
_ Pour dormir, ce sera mieux.
_ Je... j'aimerais tellement pouvoir me souvenir...
_ Amalia, commença Peython.
Elle soupira doucement et ferma la porte. Elle vint s'asseoir à mes côtés et prit mes mains dans les siennes. Je ne me reculai pas. Son contact m'apaisait.
_ Il faut que tu te prépares à l'idée que peut-être, peut-être tu ne retrouveras pas toute ta mémoire. J'ai rencontré beaucoup de personnes, très peu dont la mémoire était effacée, mais peut être que c'est un mal pour un bien.
_ Tu veux dire que c'est peut-être mieux que je ne me souvienne pas ? murmurai-je, légèrement effrayée.
Elle émit une légère pression sur mes mains.
_ Peut-être que c'est l'occasion de démarrer une nouvelle vie oui, affirma-t-elle. Parfois, le passé est... lourd a porté.
Dans ses yeux, j'aperçus une douleur sourde. Peython avait un passé lourd. Qu'elle aurait préféré oublier ?
_ Oublier ses erreurs ne nous permet pas d'avancer, rétorquai-je en détachant mes mains des siennes. Je vous remercie de votre accueil. J'essayerai de ne pas être un poids pour vous.
_ Tu ne le seras jamais Amalia, murmura Peython.
Elle se leva, caressa doucement mes cheveux et sortit. Je la regardai fermer la porte et me laissai glisser au sol, la gorge serrée. Je me levai pour aller éteindre la lumière et me traînai dans un coin. Il ne faisait pas aussi noir que dans les dédales, mais... mais j'en avais presque besoin pour essayer de fermer les yeux.
Si être dans les Dédales avait été ma punition, pourquoi Elijah ne m'y avait pas laissée ? Ils m'auraient tous mangée à un moment. J'aurais fini par sombrer... par oublier celle que j'avais été et que je ne serais plus jamais... Peython avait raison sur un point. Si je voulais refaire ma vie, c'était le bon moment. Seulement... je cherchai ma louve, roulée en boule au creux de moi. Elle réfléchissait à notre avenir. Notre futur. Pour elle, la seule chose qui semblait importante était de retrouver notre meute. Malheureusement, la seule que j'avais en tête était celle que j'avais avec mes parents. Celle que j'avais perdue quand mon oncle nous avait emmenés.
Je fermai les yeux et rejetai la tête en arrière.
Le camp dans lequel nous étions était loin d'être le plus grand de la région. Il était loin d'être le plus... sauvage, le plus dangereux. Je le savais bien. Même si nous vivions entre nous, je pouvais voir les grilles qui nous enfermaient ici. Ma louve se sentait prise au piège depuis toutes ces années. Nous avions déjà pensé à nous échapper. Tous comme la plupart des loups de ce camp, mais... mais les Chasseurs nous poursuivraient et nous arracheraient les membres jusqu'à ce qu'on leur demande délivrance.
Était-ce seulement normal que les Chasseurs nous enferment dans des camps ? Dans des... prisons grandeur nature ? Avaient-ils le droit de faire ça ?
Cela ferait bientôt deux jours que j'étais là, accrochée à un bout de bois, essayant de lutter contre le sommeil, la faim et la peur. Mes poignets étaient maintenant en sang à force de tirer sur mes liens. Heureusement, ceux-ci n'étaient pas en argent. Je réussissais à en repousser une légère dose, mais une grosse dose était de trop. Les enfants développaient souvent des défenses contre ce qui l'attaquait. Je le voyais bien avec Ivan. Les Chasseurs l'avaient tellement frappé avec un bâton en argent qu'à la fin, il ne ressentait plus rien. Pas même la douleur du coup. Il pouvait tenir des heures sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche.
_ Alors Amalia, s'écria l'un des Chasseurs. Comment tu te portes aujourd'hui ?
Sa matraque s'abattit sur ma jambe qui craqua. Je pressai ma joue contre le bois, cela m'ancra dans mon corps alors que ma jambe s'engourdissait pour pulser un peu plus.
_ Tu as toujours envie d'aller te balader dans les bois ? sourit-il.
Je ne répondis rien, gardant mes lèvres closes. Ygor me jeta un seau d'eau froide. Je me crispai avant de trembler légèrement.
_ Yg', souffla Madine. Il est là.
_ Déjà ? fit Ygor surpris.
_ Ne le faisons pas attendre.
Ygor hocha la tête et fit un signe pour qu'elle parte. Tout autour de moi, je pouvais voir les jeunes loups qui étaient dans un pire état que moi. Certains se trouvaient accrochés au poteau de la mort depuis bientôt une semaine. Deux jours et j'avais déjà l'impression de crever.
La main d'Ygor enserra mon menton.
_ Bientôt, je dirigerai toute mon attention sur toi, petite louve, souffla-t-il. Bientôt.
Je déglutis alors qu'il me relâcha. Mon corps bascula de nouveau contre le bois. Ma louve griffa et grogna dans mon ventre. Elle voulait arracher la langue de ce connard et la lui enfoncer profondément dans le cul, avant de lui arracher ses boyaux. Voyant Ygor partir, je desserrai la prise de mes doigts. J'avais rompu la corde dans la nuit à l'aide des crocs de ma louve. J'avais la faculté de changer ne serait-ce que des parties de mon corps en louve. C'était assez pratique, mais ça, Ygor ne le savait pas.
Je restai à genou un instant, essayant de reprendre mon souffle.
Ygor marchait tranquillement vers la cahute principale. Celle ou les Chasseurs dormaient quand ils étaient ici. Je me redressai sur mes jambes, laissant ma louve consolider notre fémur.
Je me déplaçai furtivement dans ses pas. Ygor se retourna, mais pas au bon moment. Ma mâchoire de louve lui déchiqueta le visage en quelque seconde alors que je hurlai à gorge déployée, victorieuse.