Ma nuit a été courte. J'ai réintégré ma chambre en grimpant le treillis plaqué contre le mur de la façade arrière, puis en passant par le toit de la véranda, sur la pointe des pieds. Je me suis glissée à l'intérieur sans un bruit.
Une courte douche au Dojo, puis je suis rentrée sans traîner. Difficile de s'endormir aussitôt après l'excitation du combat et pourtant j'ai plongé dans un sommeil sans rêve. Par contre, ce matin, le réveil s'annonce délicat et le reste de ma journée, fort peu dynamique. D'ordinaire, même après ce genre de séance, je dors comme un bébé. Là, pour des raisons inconnues, le sommeil m'a fui... Pour l'après-midi, un thé bien fort maintient ma vigilance à un niveau acceptable mais j'étouffe des bâillements réguliers dans ma paume. Le prix à payer pour les sorties type Mi-5 avec une socquette à tester. Il faudrait vraiment que j'apprenne à dormir les yeux ouverts. Le cours d'histoire-géo s'éternise. Je brûle de retrouver Sasha. Devant moi, Flo et Kali se rapprochent pour partager le livre de cours et me dissimuler au regard de notre professeur qui, depuis son bureau, tente de nous intéresser aux mystères des institutions européennes. Sujet au combien passionnant pour le dernier cours de l'après-midi et un vrai défi pour les enseignants quand les élèves n'attendent que de pouvoir s'échapper sous d'autres cieux.
Enfin la sonnerie nous libère et cette session « martyre » s'achève sur les dernières consignes de notre professeur. Je vide les lieux en urgence. Les girls vont filer au parc pendant que je récupère Sasha. Je grimpe quatre à quatre à son étage, un bon exercice pour me secouer. Sa salle est à l'autre bout du couloir, les élèves sont déjà sortis. Je l'aperçois. Il n'est pas seul et discute avec une très jolie fille aux longs cheveux noirs. Cette petite, je me souviens l'avoir croisée. Elle est franco-japonaise. De petite taille, délicate et gracieuse, son teint très pâle offre un superbe contraste avec ses cheveux sombres. Elle a un petit quelque chose qui me rappelle Rona et ses traits fins. Arrivée depuis peu, tout le monde raffole de son exotisme. La voilà qui tend un papier à Sasha lequel secoue la tête, pas vraiment ravi du dépôt. Elle insiste. Agacé, il cède et le fourre dans sa poche sans enthousiasme. Satisfaite, la jolie demoiselle s'éloigne tandis que j'arrive à la hauteur de mon petit camarade. Ses joues virent à l'écarlate dès qu'il m'aperçoit. Je joue à celle qui n'a rien remarqué et je me contente de sourire.
- On y va ?
Soulagé, il m'emboîte le pas. Impossible de museler ma curiosité. Que lui a remis cette gamine ? Je lance, l'air de ne pas y toucher :
- Une fille de ta classe ?
- Juste en anglais...
Sasha, avare de détails, n'en dit pas plus et je reste sur ma faim, et là j'ai très, très faim.Le genre à vider le frigidaire, et même le bocal de cornichon ne résisterait pas à cette crise de fringale... Au milieu des autres élèves, difficile d'avoir une vraie conversation, alors je modère mon impatience. Nous passons le portail principal, direction le parc.
- Elle s'appelle Yamiko, me renseigne soudain Sasha alors que je n'espérais plus connaître les dessous de l'affaire.
Il lève la tête vers moi et après une hésitation, précise :
- Elle m'a donné une lettre...
Là j'avoue mon ignorance. Une lettre ? Pour quoi faire ?
- Dans le pays de sa mère, ça se passe comme ça quand une fille s'intéresse à un garçon.
Ses oreilles virent elles aussi à l'écarlate. Je déglutis... Pénible cette sensation que ma gorge devenue plus étroite, fait barrage. Déjà ? Je pensais que pour cette année, nous serions tranquilles. Grosse déception. Elle ne perd vraiment pas de temps cette future séductrice ! J'inspire un grand coup. Alors que nous pénétrons sous le couvert des grands arbres et Sasha stoppe soudain. Sourcils froncés, il m'explique très sérieux :
- Je n'en voulais pas au départ. C'est une de ses copines qui me l'a fait passer, hier à la fin des cours. Je l'ai lue et je l'ai rendue ce matin mais elle est venue à la charge. Elle veut que je réfléchisse...
Gêné, il extirpe la chose de sa poche et me la tend. Je ne peux rien faire d'autre que de sortir le feuillet de l'enveloppe décorée de petits personnages dont raffolent les très jeunes filles. Le fond du papier à lettre représente un chaton craquant glissé dans une bottine masculine de style militaire. Je m'arme de courage et je découvre le message. Pas de doute, c'est une déclaration, très naïve, écrite à l'encre azurée. Sensation très inconfortable qu'un urticaire envahissant se répand sur ma peau.
« Cher Sasha, je te trouve vraiment très mignon et j'aimerais bien qu'on sorte ensemble. Donne-moi vite ta réponse stp. Ymk »
Les petits cœurs qui encadrent le prénom de Sasha ne sont pas du meilleur effet mais bon... Perplexe, je me mords la lèvre inférieure. Que suis-je censée dire ? Faut-il applaudir ? Rire ? Non, je serais encline à grogner, grincer des dents. Et l'envie franche d'étrangler cette trop jolie « rivale » avec sa propre chevelure m'étreint ! Je me reprends, pas le moment de se laisser aller, l'heure est grave... gravissime... catastrophique. Cataclysmique ! En plus, Sasha m'observe avec attention, autant qu'un médecin, pardon vétérinaire-légiste devant sa table d'examen et qui s'apprête à étudier les viscères d'un chat crevé. Extrême degré de concentration !
- Tu vas faire quoi ?
Ma voix est ferme, peut-être juste plus haut perchée que d'ordinaire. Va-t-il le remarquer ? Je crains d'être trop fatiguée par ma nuit de veille pour me sortir de la confrontation avec les honneurs. Il a baissé les yeux et fixent ses chaussures à la recherche d'une tâche fantôme. Sasha est quelqu'un de soigneux, pas de risque qu'il en trouve une.
- Tu voudrais que je fasse quoi ?
Aïe ! Ce n'est pas que la question me pose problème. Du plus profond de mon cœur, je souhaite qu'il déchire la lettre en tous petits morceaux à remiser dans l'enveloppe et qu'il rende l'outrageante missive à l'expéditrice, histoire de bien signifier qu'il n'est pas, mais alors pas du tout, intéressé. Jamais, pas tant que je serai vivante ! Oui, mais... Il doit pouvoir faire ses propres expériences : petites copines, bisous, engueulades, incompréhensions, cœurs brisés et on recommence. Je n'ai pas le droit de le priver de ces prodigieux délices même si une partie de moi hurle à la mort comme un loup à l'agonie. Et là, pas de doute j'agonise. Pourtant je lâche, sinistre :
- Elle est plutôt mignonne. Vous iriez bien ensemble.
Mensonge éhonté, d'accord elle est très mignonne, mais c'est très insuffisant pour qu'elle convienne à Sasha. Je voudrais m'arracher la langue pour avoir osé prononcer cette horreur ! J'affiche une mine calme et sereine, mais à l'intérieur c'est l'éruption ! Le regard qu'il me retourne est bien étrange. Comme si... il m'en voulait. Je ne dois pas me laisser attendrir. C'est pour son bien. Oui, pour son bien, enfin je tente de m'en convaincre alors je replace l'infâme message dans l'enveloppe et lui rend avec un courageux sourire. Tout à l'heure j'irai hurler ma rage dans mon oreiller et je filerai des coups de poing à mon matelas. Pour le moment, avec le ton empli de sagesse, j'ose sans sourciller :
- Bah, si tu n'es pas intéressé, dis-lui que tu aimes déjà quelqu'un...
Le joli visage rembruni de Sasha, m'oppose un regard flamboyant.
- C'est ce que j'ai fait, mais ça ne l'a pas découragée.
Une chose glacée qui vient de glisser de mon cœur à mon estomac. Le tout transformé en congelo, la sensation n'est pas juste désagréable, mais surtout très douloureuse. J'ai du mal à articuler un pathétique :
- Ah ! Tu es amoureux. C'est bien, ça...
Mon appréciation forcée ne fait pas illusion une seconde et très étrange, Sasha ne respire pas la joie de vivre non plus. Tout à coup, il me balance, furieux :
- Mais t'es idiote ou quoi ? C'est toi !
Moi ? Comment ça ? Qu'ai-je donc à voir avec la personne dont il est amoureux ? L'information n'atteint pas encore mon décodeur cérébral, le décompte s'enclenche... Soixante, cinquante-neuf, cinquante-huit... deux, un, zéro, moins un...
Choc ! Enfer et ignition ! Oui damnation c'est trop commun. Ignition* c'est quand vous êtes bien cramé et là, je suis cuite sur les bords et au milieu, pas à point, mais bien carbo** ! Je ne vais pas lui faire le coup du « Comment ça moi ? » d'une part parce que j'ai enfin compris malgré le décalage, mais surtout il risque de tordre mon joli cou (oui, il est long et fin) si je joue à l'idiote ! Maintenant mon cœur s'excite comme s'il venait de courir un cent mètres : joie, bonheur, petits oiseaux qui chantent, ballade sur une plage au coucher du soleil... STOP ! Les visions romantiques, direction poubelle !
Minute cruciale. Je vais la jouer franchise et vérité. Je pose mes mains sur ses épaules. Mauvaise idée, dès que je baisse le regard sur son visage furibond, je me noie dans ses yeux d'ambre, assombris par la contrariété. Ignition puis noyade, j'ai tout gagné aujourd'hui !
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*Ignition : état des corps en combustion vive, caractérisé par un dégagement de lumière (dixit Dictionnaire de Français Larousse). Voilà pour la définition exacte. Agathe a un peu dévoyé la chose et aussi l'expression usuelle : « enfer et damnation ».
** Carbo : @Captainbrowni pourra vous expliquer de quoi il retourne, adressez-lui vos demandes via message privé ou notification... Elle est familière du bazooka, en tant que cible.