VAGABONDAGES DANS LE CAUCASE...

By NurDolay

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Chez les "Terroristes" de Pankisi

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By NurDolay


« Tu as peur ? »

Nous sommes au milieu d'un paysage bucolique. La petite route suit la vallée bordée de collines vertes. Tout de suite derrière les collines, la chaîne du Caucase monte comme une muraille infranchissable. Tout est baigné d'une lumière douce qui donne à la vallée une vision féerique. A part le chant des oiseaux, le silence et le calme sont partout. Même le bruit du moteur s'estompe dans la solitude paisible.

La question, presque incongrue, est tout de même inquiétante. Je sais que le danger est réel, mais peut-être entendrai-je une réponse rassurante à ma question:

« Faut-il avoir peur ? »

Mon guide me jette un regard furtif en souriant :

« Es-tu croyante ? » demande-t-il.

Et il poursuit sans attendre ma réponse :

« La foi, c'est la liberté !.. Les Russes pourraient commencer leurs bombardements à n'importe quel moment maintenant. Tu voudrais peut-être courir vers les champs pour t'abriter, mais si le destin a décidé que ton dernier moment est venu, la mort te trouverait même au milieu de ces champs. Un petit éclat dans la tête suffirait. »

Il résume ainsi, en deux phrases, l'esprit qui anime ses compatriotes tchétchènes dans leur résistance têtue contre un ennemi équipé de l'un des armements les plus sophistiqués du monde et bien supérieur en nombre.

« Tout le monde doit mourir un jour » poursuit l'homme au volant, « on mourra ici ou là, qu'on ait peur ou non. Peut-être dans ton lit chez toi, ou debout au combat. Oui, l'armée russe arrive avec ses tanks et ses hélicoptères, mais nous, on a quelque chose de bien plus important : on a une âme !.. Et cette âme est bien plus forte que toutes leurs armes, leurs bombes et leur artillerie. »

Des hommes qui résistent aux hélicos, aux avions, aux missiles Grads avec...leurs âmes ! Ils n'ont que des Kalachnikovs et des grenades contre leur ennemi. Mais ils ont une foi inébranlable. Et ils sont surtout « libres »... Libres de la peur.

Au fur et à mesure qu'on avance dans les gorges, le silence s'épaissit. Difficile de penser à la mort dans ce paysage idyllique caressé par la chaleur douce de fin d'été. Mais la mort est présente de tout son poids. Elle est juste à côté, dans la Tchétchénie voisine. La frontière n'est plus très loin. Le bilan de cette deuxième guerre n'a pas encore été établi, mais on avance des chiffres supérieurs à 100 000 morts. Presque chaque centimètre carré de ce petit pays est arrosé de sang humain. Nous savons que pas très loin d'ici, les affrontements se poursuivent avec toute leur violence. L'armée russe s'efforce de faucher tout ce qui reste encore debout. Et elle cherche à étendre l'enfer vers ici, dans la vallée de Pankisi où sont réfugiés les rescapés. Les rescapés encore poursuivis par la mort...

L'homme au volant fait des zigzags pour éviter les nids de poule. Je le connais depuis à peine trois heures. Je ne suis même pas sûre qu'il s'agit bien de celui dont on m'a donné le prénom. Tout a été arrangé par des coups de fil, depuis deux mille kilomètres d'ici, d'une ville près de Moscou, en passant par plusieurs intermédiaires. Et puis une fois arrivée à Tbilissi, j'ai appelé le numéro qu'on m'a donné pour fixer le rendez-vous final avec cet inconnu. On s'est rencontré devant une station d'essence près de la sortie de la ville. Il m'a identifiée grâce à la description que je lui avais donné au téléphone des vêtements que j'allais porter: jupe longue bleue ciel et... foulard rouge ! Pas très discret, mais le seul déguisement que j'ai pu dénicher dans la garde-robe de l'appartement où j'étais logée, en l'absence de ses propriétaires. De son côté à lui, aucun signalement communiqué au téléphone. Je suis donc montée dans la première voiture qui s'est arrêtée devant moi.

Je ne suis pourtant pas sans savoir que les communications téléphoniques peuvent être interceptées et que certaines personnes sont constamment sur écoute. Qui est-il cet homme en effet ? Celui que j'ai entendu au téléphone ou un autre qui nous aurait entendus et serait venu avant lui ou à la place de lui au lieu du rendez-vous ? J'aurais dû me poser cette question bien avant que nous nous enfoncions dans cette gorge profonde. Mais il arrive à tout le monde -même après une longue expérience de travail en terrain miné d'embûches- d'oublier, à un moment donné, toute précaution élémentaire de sécurité, de laisser tomber toute prudence, et de se jeter comme un automate dans le vide, soit par manque de choix, soit par la lassitude de l'habitude. Ou par un concours de circonstance qu'on appelle la providence. Quoi qu'il en soit, je suis obligée de faire confiance à mon compagnon, et de partager son fatalisme, car mon destin est désormais entre ses mains.

« Ne t'inquiète pas » dit-il comme s'il avait compris mes pensées. « Il ne t'arrivera rien tant que je serai à tes côtés. Je te sortirai d'ici comme je t'ai amenée. Sauf s'il m'arrive quelque chose à moi... Dans ce cas on ne pourrait pas garantir ta sortie... »

Dans ce cas, je dois prier pour qu'il ne lui arrive rien. Et pour qu'il ne me quitte pas.

« Personne n'a voulu te conduire ici. Ils avaient tous très peur ».

Peur ? De qui, de quoi ? Ces hommes qui sont capables de marcher vers la mort sans une seconde d'hésitation, comment et pourquoi auraient-ils peur ?

« Ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils ont peur » explique mon compagnon de route. « Ici ça grouille d'agents de tous bords. Il y a le KGB russe, leurs hommes de main locaux, le KGB géorgien, les espions américains, sans oublier les criminels ordinaires du pays qui cherchent à profiter de la situation. Les nôtres ont très peur qu'on t'enlève et qu'on te tue pour ensuite accuser les Tchétchènes. La Russie cherche chaque jour de nouveaux prétextes pour intervenir dans le Pankisi. »

Je suis donc une proie qui arrive de son propre gré. Une proie facile pour les adeptes d'une méthode qui a déjà fait ses preuves en Tchétchénie : si on m'enlève et qu'on me tue, cela portera un discrédit sur les Tchétchènes. En revanche, le KGB russe obtiendra ainsi une « preuve » de plus sur la présence de « terroristes tchétchènes » dans les gorges de Pankisi. Moscou exerce de plus en plus de pression sur la Géorgie pour qu'elle vienne « nettoyer » la vallée. On est dans une période d'attente nerveuse. Comme juste avant l'orage. Les avions russes violent déjà le territoire géorgien de temps à autre pour y lâcher leurs bombes, sûrs de ne pas être gênés par les notes de protestation émanant de Tbilissi.

Je me souviens brusquement de ce journaliste italien qui avait été assassiné à Tbilissi, voici quelques mois, alors qu'il rentrait de Pankisi -il avait eu l'imprudence de passer un coup de fil à sa famille en Italie pour leur annoncer son retour sain et sauf. Ce genre d'assasinat a une double utilité : d'un côté, il fait croire à l'opinion internationale que de dangereux « terroristes » ont trouvé refuge dans ces gorges, et de l'autre côté, il éloigne de la région les journalistes ou autres observateurs curieux en les dissuadant par la peur. En bref, le plan désormais classique maintes fois testé en Tchétchénie. Là aussi les enlèvements terribles avaient refroidi la presse et les observateurs étrangers avant même que la Russie ne déclare ce pays « zone interdite ». Les sanglantes opérations de « nettoyage" menées dans une Tchétchénie complètement fermée au monde extérieur peuvent aussi être transposées ici. Et la vallée de Pankisi peut ainsi être intégrée dans la zone de chasse gardée de la Russie sans provoquer trop de réactions à l'étranger. Peu importe si cette chasse à courre transforme la Géorgie en un Vietnam du Caucase.

Dans notre voiture, il n'y a pas une seule arme pour nous défendre –d'ailleurs, à quoi serviraient-elles s'il y en avait ? En revanche, nous avons quelque chose de bien plus important : une « âme » comme mon compagnon de route disait tout à l'heure, puisqu'à partir de ce moment-là il n'y a rien d'autre à faire que de croire. Croire à la présence d'une force qui nous protège là-haut, croire que mon compagnon de route est bien celui dont on m'a donné le nom, croire qu'il a bien préparé le coup... Bref, être « libre » et tranquille comme lui.

Croire aussi que le passeur bardé d'armes, auquel je serai confiée un peu plus loin, fait partie du plan de voyage et pas d'un groupe de bandits, contrairement à son allure. Sur la banquette arrière de son 4X4 qui ralentit à peine aux postes de contrôle, croire que je ne suis pas en train d'être enlevée lorsque je regarde les militaires à travers les vitres teintées... Croire que mon premier compagnon de route nous suivra de loin avec sa voiture, comme il l'a promis... Et puis, quand nous nous arrêterons sur un chemin de terre où nous attend un autre 4X4 avec cinq hommes ressemblant à des dépôts de munition ambulants, croire qu'il s'agît de gardes du corps et non pas de ravisseurs. Lorsqu'ils discutent à voix basse, un peu à l'écart, avec mon premier accompagnateur, croire qu'ils ne négocient pas mon prix et que je ne suis pas au début d'une longue période de captivité ... Et lorsque je quitte mes deux premiers compagnons pour embarquer avec ces cinq hommes muets à l'allure farouche, croire que je vais pouvoir revenir, que je pourrai sortir de ces gorges...

Nous avançons pendant quelques heures sur le chemin de terre. La frontière avec les montagnes tchétchènes où se déroulent les combats n'est plus très loin.

On traverse des villages de femmes et d'enfants. Voilà les terroristes redoutables : des femmes dont la plupart sont veuves, et des enfants orphelins dans leur grande majorité. La Russie va nettoyer la vallée de Pankisi de ces « éléments criminels ». Sans doute pour ne laisser aucun témoin des massacres perpétrés de l'autre côté de la frontière.

Les réfugiés sont installés dans des maisons abandonnées par les Ossètes après la guerre qui les a opposés aux Géorgiens tout au début de l'indépendance.

Radja a 67 ans. Elle a vécu trois fois l'exil : enfant, elle a embarqué dans les wagons à bestiaux avec d'autres Tchétchènes, Tatars, et Karatchaïs déportés par Staline vers les steppes de l'Asie Centrale. Puis, à son âge avancé, elle a connu les camps de réfugiés dans l'Ingouchétie voisine pendant la première guerre en Tchétchénie. Là voilà maintenant dans la vallée de Pankisi, dans cette maison partagée par quatre familles.

Radja a mis au monde neuf enfants. Six garçons et trois filles. On l'a décorée de la médaille de « mère héroïque » à l'époque soviétique. Et puis... on lui a tué cinq de ses fils et l'un de ses petits-fils ! Ils sont tous tombés pendant les combats. En laissant derrière eux 27 orphelins. Radja est aujourd'hui la grand-mère de 27 petits-enfants sans père.

Mais il n'y a pas de larmes dans ses yeux. Elle ne peut plus pleurer.

« La douleur me brûle » murmure-t-elle de temps en temps, lorsqu'elle contemple, assise sur un tabouret bas au pied d'un mur, jouer ses petits-enfants au milieu de la cour. Elle a une consolation qui l'aide à résister :

« Ils sont tous allés au paradis » se répète-t-elle. « Mes fils sont devenus des chéhites (martyres) ».

Mais pourquoi ?

« Pour défendre leur peuple, leur terre. Pour vivre libres ! »

Mourir pour vivre libre ? C'est donc « la liberté ou la mort » ! Mais n'y a-t-il pas un autre moyen pour cela ? N'aurait-elle pas pu dissuader ses fils d'aller se battre ? Les empêcher de partir ?

Un sentiment, à peine perceptible, d'amertume et d'impuissance contre le destin traverse le visage de la vieille dame :

« Quelle mère voudrait envoyer ses enfants à la mort ? Mais quand les autres arrivent avec leurs mitraillettes, leurs tanks, quand ils commencent à brûler les maisons et à brutaliser les gens, quel homme ne voudrait pas prendre les armes pour défendre sa famille, sa maison, sa terre ? »

Makka n'a que 17 ans. Elle porte encore sur son visage l'innocence d'une enfant. Et à 17 ans, Makka est déjà mère d'un fils. Toute la journée elle arpente le balcon de l'étage avec son bébé dans les bras. Ses yeux scrutent les montagnes tchétchènes à l'horizon comme si elle attendait quelqu'un. Quelqu'un qui ne viendra peut-être jamais, ce bien-aimé qui a pu rester si peu auprès d'elle... Lorsqu'ils vivaient à Urus-Martan, en Tchétchénie, il a été emmené par les soldats russes juste après la naissance de leur bébé. Pour ne plus jamais revenir. Et personne n'a plus jamais revu le jeune père.

Madina est une veuve avec cinq enfants. Son dernier n'avait que 5 mois quand son mari est tombé dans les combats.

« Il est devenu chéhite » explique-t-elle. « Il se battait pour protéger sa terre, sa famille. »

Le bébé dans ses bras est vêtu d'un tricot aux couleurs beige-kaki des tenues de camouflage. Madina rit fièrement en le serrant contre sa poitrine :

« Il remplacera son père !.. C'est déjà un boievik (combattant) ! »

Le bébé semble avoir en effet déjà la trempe d'un commandant quand il fixe les gens de ses yeux verts perçants. Sa mère a du mal à le retenir dans ses bras.

« S'il savait marcher, il courrait droit au front » sourit la jeune femme.

Gulam est mère de 4 enfants. Le plus jeune est né après la mort de son père. Il a commencé la vie déjà orphelin.

Hawa est aussi veuve à 21 ans. Le plus petit de ses trois enfants ne marchait pas encore quand son mari a décidé de partir pour combattre.

« Il est tombé dès le premier jour » précise-t-elle.

Partout des jeunes femmes qui se sont mariées très tôt, qui sont devenues mères très tôt et qui se sont trouvées veuves très tôt. Ces mariages précoces, ces enfants qui se suivent l'un après l'autre, sont-ils le résultat d'un choix conscient, des traditions ou d'un pur hasard ? Ou est-ce la réaction presque instinctive d'un peuple face à la menace d'extermination ? La réaction de ceux qu'on essaie d'anéantir depuis trois siècles, un peuple fauché tous les cinquante ans et qui renait de ses cendres à chaque fois. Les femmes résistent à l'anéantissement en mettant au monde de plus en plus d'enfants.

« La plupart des enfants nés dans cette période sont des garçons » commente l'une d'entre elles.

Serait-ce la résistance de la nature qui chercherait à remplacer ceux qui lui sont violemment arrachés ? Est-ce sa réponse à la civilisation des humains qui se tait face au génocide ? Désespérée par le silence devant la barbarie des massacres, la nature se solidariserait en quelque sorte avec les victimes...

« Ils nous fauchent, mais les voilà nos petits qui nous remplaceront » dit Hawa en regardant les enfants qui jouent dans la cour.

Ces enfants qui les remplaceront pour être fauchés à leur tour aussi ? Ces petits aussi seront-ils obligés demain d'aller se battre et de se faire tuer ? N'y aura-t-il jamais un avenir différent, un peu plus ordinaire pour les enfants de ce peuple ? Difficile d'imaginer que le petit Hamzat, le petit Isa qui s'amusent à courir à travers les flaques d'eau au milieu de la cour, payeront de leur vie demain la volonté farouche de vivre chez soi comme ils l'entendent ?

Quant à leurs ainés adolescents, ils s'impatientent déjà pour partir au front. C'est difficile pour eux d'oublier l'enfer d'où ils sont sortis, les actes sauvages dont ils ont été témoins. Tout est profondément inscrit dans leurs jeunes cerveaux. Et ils ne demandent qu'à repartir pour faire exploser la colère qui monte dans leurs âmes meurtries. Soit par quelques grenades, soit par ce qui leur passera sous la main.

S'il n'y avait pas cette guerre, s'ils n'étaient pas obligés de considérer leur avenir comme des combattants, qu'est-ce qu'ils auraient voulu faire comme métier ? Aucune réponse. Aucun d'entre eux n'y a jamais songé.

« On ne nous a même pas laissé réfléchir » répond l'un d'entre eux.

Il n'y a pas d'école ici pour eux de toute façon.

Le soir venu, les grands portails des cours s'ouvrent et tout le monde se met sur de petits tabourets face à la route. Il n'y a rien à regarder sur le chemin poussiéreux qui traverse le village. Ni personne qui l'emprunterait pour rentrer. Mais comme de coutume, tout le monde contemple le vide. Peut-être en se demandant s'ils vont pouvoir reprendre un jour ce chemin pour retourner dans leur pays...

« Ils ont détruit tout ce qu'on avait » dit Hazan. « Nous n'avons plus rien là-bas. On nous dit que nous pouvons y retourner maintenant. Mais comment retourner ? Nous n'avons même plus un toit pour nous abriter ».

Et quelques minutes plus tard, nous entendrons tous la réponse de Moscou, qui tombera comme une moquerie. Au moment des infos, le plus vieux du village fait tourner son groupe électrogène et tout le monde se rassemble chez lui pour regarder la télé. Le ministre responsable de la Tchétchénie (oui, il y a un tel ministère dans la Fédération de Russie !) se rend à Grozny. « La ville est restaurée » explique le présentateur pendant que les caméras évitent soigneusement les ruines pour zoomer sur un immeuble tout propre, fraichement repeint. Et le ministre entre dans l'un des appartements avec un gros paquet cadeau à la main. Le réfugié « revenu » chez lui pour l'occasion, ouvre le paquet et sort un poste de télévision sans trop savoir quoi en faire.

La petite pièce où nous nous trouvons est secouée d'éclats de rire :

« Ils offrent en plus l'outil pour regarder ces mensonges » dit le vieux avec mépris. A côté de lui, Aslanbek, combattant unijambiste, continue à regarder amèrement l'écran.

Après les images d'une Tchétchénie qui serait presque un havre de paix, on assiste à des images toutes aussi étonnantes : un défilé de lingerie très sexy à Paris présenté par des mannequins presque nues ...

Aslanbek attend impatiemment le jour où il pourra retourner au front. Dès qu'on lui trouvera une prothèse pour remplacer sa jambe manquante, il repartira combattre. C'est lui-même d'ailleurs qui s'est amputé le pied, en s'administrant une piqure, après avoir été blessé. Et puis, on lui a amputé toute la jambe jusqu'à la cuisse, morceau par morceau.

Je lui demande comment ils font pour traverser la frontière juste à côté et si je ne pouvais pas passer avec ses camarades. Il sourit.

« C'est un tout petit passage gardé par les Russes » dit-il. « Les nôtres font des actions éclairs. Une cinquantaine d'hommes ensemble forcent le passage. Les uns tombent, les autres passent. Deux combattants japonais et plusieurs Turcs sont devenus chéhites pendant ces actions. Alors depuis, on ne veut plus amener d'étrangers ».

« La Tchétchénie est un tout petit pays » dit un homme dans la pièce. « A peine la taille du département de Moscou. Si elle était grande comme la Géorgie et avec autant de montagnes, notre tâche aurait été plus facile. Nous sommes obligés de nous battre dans un espace complètement encerclé. »

Mais n'y a-t-il pas une autre voie en dehors des armes ? Qu'en est-il des négociations, des pourparlers, de la recherche d'un accord ? Ne pourrait-on pas substituer tout cela à la guerre ?

« Ce que les Russes appellent des pourparlers, ce n'est qu'une tactique pour gagner du temps » explique le même homme. « Pour mieux se préparer ».

Aslanbek hoche la tête :

« Si nous ne nous battons pas aujourd'hui, ils nous tueront demain de toute façon ».

Mais ils meurent en se battant aujourd'hui aussi.

« Quelle autre alternative avons-nous ? » demande Aslanbek comme s'il avait deviné mes pensées.

Je ne sais pas. Peut-être aucune en effet. . Ils mourront soit en se battant, soit sans se battre, s'ils veulent rester dans leur pays pour y vivre. Le seul choix qui leur est donné là-bas, c'est de mourir. Est-il écrit quelque part que ce peuple doit être sacrifié ?..

Grand et fort comme son nom l'indique (Aslan signifie le lion en turc), l'homme sort en sautillant sur ses béquilles. Je tourne la tête pour ne pas voir. Mais j'entends ses longs efforts devant la porte pour mettre ses chaussures. Aslanbek est l'un de ces « combattants farouches » que Moscou qualifie de « bandits » ou de « fanatiques wahabistes ». Il est pourtant doux et respectueux. Comme ces autres « combattants farouches » rencontrés à Istanbul, sans jambes ou sans bras eux aussi. Plein de vie, d'amour et de foi. Impatients aussi de reprendre la lutte dès qu'ils recevraient leurs prothèses.

Dehors, dans la nuit, j'aperçois d'autres ombres qui ressemblent à Aslanbek. Des silhouettes d'hommes grands et forts. Les uns sans jambes, les autres sans bras.

Sur la route de retour, je suis de nouveau avec les cinq dépôts de munitions ambulants. Je sais maintenant que ces barbus terrifiants m'accompagnent seulement pour me protéger. Leur attitude que j'avais pris pour du mépris à la première rencontre n'était en fait que de la timidité à l'égard d'une femme. Je ne suis donc pas inquiète quand la voiture quitte la route et s'arrête devant une petite maison en bois. L'un des barbus nous invite à une pause café chez lui.

Une femme souriante entourée d'enfants nous accueille à l'entrée. Elle ramasse à la hâte les grenades qui trainent sur le divan devant la fenêtre et les range derrière les coussins de l'autre divan; et puis elle écarte les pistolets qui trônent sur la table basse au milieu de la pièce pour faire de la place pour les cafés.

Dans l'ambiance chaleureuse du foyer familial « ordinaire », les hommes se décontractent et sortent petit à petit de leur timidité. Le plus jeune d'entre eux, avec un œil bandé à la Moshe Dayan, explique qu'il est parti à Istanbul pour faire des études d'informatique. Mais il n'a pas eu le cœur d'y rester en sachant que ses frères en Tchétchénie mourraient dans les combats.

« Est-ce plus utile de rester ici pour jouer avec les armes toute la journée » lui demandè-je.

« Nous sommes obligés de jouer avec les armes » répond-il en soulignant le mot « jouer » et en souriant pour montrer qu'il n'est pas vexé. « Des femmes et des enfants vivent ici. Ils sont exposés à tous ces maffiosi et voleurs qui pullulent dans la vallée. Qui protègerait nos femmes et nos enfants si nous ne le faisions pas ? »

La majorité des habitants de la région sont les Kistes qui sont arrivés ici il y a près de trois siècles. Ils sont aussi d'origine tchétchène et n'ont aucun conflit avec les nouveaux-venus. Mais la criminalité ordinaire qui n'a jamais bien pu être éradiquée en Géorgie semble vouloir profiter du climat trouble dans la vallée de Pankisi. Ce sont les Géorgiens eux-mêmes qui l'avouent.

Celui qui conduit le 4X4 était chauffeur de camion avant la guerre. Il raconte les multiples formes de torture pratiquées par les Russes dans les camps de concentration, et confie, avec presque de la honte, combien tout cela a altéré les sentiments humains chez les gens :

« Si j'apprends aujourd'hui qu'ils ont fait sauter une école primaire russe, je ne peux pas m'en attrister. Je ne pourrais pas commettre moi-même un tel acte, mais si je l'apprenais, ça ne m'attristerait pas. Voilà à quoi ils nous ont réduits. »

Un homme bardé d'armes qui éprouve beaucoup de douleur à l'idée qu'il ne pourra pas s'attrister et qui demande presque des excuses dans une telle éventualité...*

On passe par d'autres villages, d'autres maisons. Mais les histoires se ressemblent toutes. Au point de séparation, je serre la main rugueuse de mes compagnons tout en pensant que demain peut-être ils ne seront plus. La Russie accroît ses pressions chaque jour pour étendre en Géorgie ses « opérations de nettoyage ».

Aussitôt arrivée à Tbilissi, j'apprends par la radio qu'il y a eu encore des bombardements russes au dessus de Pankisi, provoquant la mort de plusieurs personnes. Et que Tbilissi a encore répondu par des notes de protestation. Ceux-ci s'ajoutent en fait aux harcèlements dans la vallée de Kodori, il y a quelques jours, des forces abkhaze, russe et arménienne contre les Géorgiens.

« Les travaux de l'oléoduc Bakou-Ceyhan** commenceront en septembre » rappelle un collègue géorgien. « Ce n'est pas une coïncidence que la Russie ait augmenté le chantage. »

Et deux jours plus tard, le 25 août, un bataillon spécial géorgien, entrainé par des officiers américains, lance une opération de nettoyage « antiterroriste » dans la vallée de Pankisi.

                                                                                                                                                                                                                                                   Eté 2002


*Deux ans plus tard, en 2004, a eu lieu la prise d'otages de l'école de Beslan, en Ossétie du nord. L'action imputée aux Tchétchènes sans aucunes preuves a coûté la vie à 344 civils dont 186 enfants.

**La construction de l'oléoduc qui devait ramener le pétrole de la Mer Caspienne depuis Bakou au port turc de Ceyhan sur la Méditerranée, en traversant la Géorgie, a constitué l'objet d'un long bras de fer entre les Etats-Unis et la Russie. Celle-ci s'opposait au trajet qui lui enlevait le contrôle absolu sur le pétrole caspien. L'oléoduc est entré en service en 2005.



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