— C'est incroyable, il y a ça tous les jours ? demanda Cleena en se retournant vers son compagnon, les yeux étincelants de mille feux.
— Si le ciel est dégagé, oui.
— Dégagé ?
— Oui, qu'il n'y a pas de nuage. J'ai vraiment l'impression d'apprendre la vie à un nouveau-né, souffla Neven.
Cleena ne fit pas attention à sa remarque et se tourna vers l'horizon une nouvelle fois. Le soleil lui brûla les yeux et elle ne put le regarder plus de cinq secondes. Elle avait été tellement absorbée par la montée du soleil dans le ciel qu'elle n'avait pas entendu le chant des oiseaux se lever lui aussi. À présent qu'elle se concentrait, elle pouvait distinguer différentes mélodies qui émanaient de ces êtres volants. Elle aperçut un animal à plumes aux couleurs multiples. Elle fut surprise de voir à quel point cet être, pas plus grand que la paume de sa main, était capable de faire autant de bruit.
— C'est un guêpier d'Europe, expliqua Neven.
L'homme siffla différents sons, comme s'il communiquait avec les oiseaux puis tendit le bras. Pas plus de deux secondes plus tard, un de ces guêpiers d'Europe s'était posé sur sa main. Cleena fut fascinée par ce qu'elle venait de voir. Elle pouvait à présent détailler l'animal à plumes de plus près.
— Tu parles aux oiseaux ? s'étonna la jeune fille, excitée face à ce nouveau monde qu'elle découvrait.
— J'ai certaines facultés pour communiquer avec les animaux sauvages.
— Sûrement parce que tu dois en être un toi-même, marmonna la princesse si doucement que Neven ne l'entendit pas.
Cleena se souvint de quelques contes que lui racontait son père et ne pouvait s'empêcher de penser à Blanche-Neige. C'était une princesse qui vivait avec sept nains et qui était en accord avec la nature. Elle était capable de parler avec les animaux de la forêt. La jeune fille joua alors à comparer les deux.
Neven possédait lui aussi des cheveux et des yeux de la couleur du charbon. Il avait la peau blanche, comme tous les habitants du bas monde. Et ses lèvres étaient rouges, comme s'il avait mis ces rouges à lèvres fabriqués avec des cerises qui se vendaient si chers sous la surface. Cependant, il y avait une différence de taille : Neven était un homme et était loin d'être une princesse. Cleena l'imagina quelques secondes en fille avec une longue robe et ricana dans son coin. Neven lui lança un regard interrogateur.
— À quoi penses-tu ? demanda-t-il.
— As-tu déjà entendu parler de l'histoire de Blanche-Neige ? La similitude est assez flagrante, je dois dire.
Cleena continuait de rigoler à s'époumoner alors que le garçon lui jetait un regard noir à l'idée que cette fille l'ait comparé à une princesse de conte de fées. Lorsque la jeune fille reprit son souffle, Neven lui prit la main de sa main libre avant d'approcher l'oiseau. L'animal, docile, posa ses pattes sur les doigts de Cleena, libérant Neven.
La princesse s'était tendue comme si on lui avait confié une mission importante. Elle osa à peine respirer, de peur d'effrayer le volatile. Elle le fixa, fascinée. Le garçon siffla et l'animal à plumes lui répondit par son chant si significatif. La jeune fille sursauta sur le moment puis sourit. Elle était émerveillée par la nature et les êtres vivants qui se trouvaient à l'extérieur.
— Sais-tu à qui tu ressembles à présent ? demanda Neven avec un air de défi.
Cleena haussa un sourcil. Elle n'osait pas parler, de peur que l'oiseau s'envole.
— À Cendrillon.
Dans l'esprit de Neven, le même cheminement que celui de Cleena avait eu lieu. Il compara ces deux princesses entre elles : des cheveux blonds, des yeux bleus, et l'appréciation des oiseaux. Cependant, il ne pouvait pas rire comme Cleena en l'imaginant en fille. Elle lui sourit puis lança son bras en l'air pour que l'animal s'envole, ce qu'il fit sans se faire prier avant de rejoindre ses amis.
— Il faut faire quelque chose par rapport à tes cheveux d'ailleurs. Il y a un village un peu plus au nord où nous pourrons acheter quelques aliments essentiels. Mais si tu restes comme ça, on va se faire repérer à coup sûr.
— Que veux-tu que je fasse ? Que je me rase ?
— Ce n'est pas une mauvaise idée, déclara Neven avant d'exploser de rire.
— Jamais ! Plutôt mourir !
— Suis-moi, ordonna le jeune homme après s'être remis de son fou rire à l'image de Cleena chauve qui s'était imposée à lui.
Le garçon s'engouffra à nouveau dans la forêt et arpenta les sentiers battus comme s'il les connaissait par cœur. Peut-être qu'il avait l'habitude de sortir des tunnels et qu'il avait eu l'occasion de découvrir ce bois de fond en comble.
— Il ne faudra pas trop s'attarder ici. Nous achèterons quelques provisions puis nous marcherons toute la journée pour regagner une autre forêt avant la tombée de la nuit. Nous devons nous éloigner au maximum du monde souterrain.
Cleena hocha la tête. Elle était du même avis que Neven. Cependant, elle ne s'était pas encore totalement faite à l'idée d'abandonner sa terre natale. Sa famille devait se trouver juste sous ses pieds. Ils étaient à la fois proches et loin d'elle. Mais elle savait qu'elle devait le faire. Elle l'avait promis à son père, Laurelin, Ohtar et Keenan, alors elle tiendrait parole. Elle était convaincue à présent que les propos du médecin étaient véridiques et elle devait l'accepter et se faire une raison.
Cleena se tapa la tête avec sa main pour se remettre les idées en place. Neven se retourna, surpris, et lui lança un regard interrogateur, mais Cleena lui sourit en guise de réponse, sans rien ajouter. Après quelques minutes, les deux nouveaux compagnons arrivèrent à un cours d'eau. Cleena se précipita dessus pour se laver le visage. Que c'était bon de se rafraîchir !
— L'eau est potable, tu peux la boire. Utilise la terre mouillée autour pour cacher la vraie couleur de tes cheveux.
— Tu rigoles, j'espère.
— Ai-je l'air de plaisanter ?
Cleena l'observa quelques secondes et conclut que Neven n'était pas en train de lui faire une blague. Devait-elle réellement se couvrir les cheveux avec cette boue ?
— Finalement, je vais réenvisager l'idée de me raser la tête.
— Ne fais pas ta chochotte. On trouvera un autre cours d'eau ce soir pour que tu les laves, mais pour l'instant, tu ne dois pas te faire repérer.
Cleena hocha la tête à contrecœur. Elle savait que ce que Neven disait était la meilleure solution, mais elle ne pouvait pas se résoudre à se balader avec de la boue sèche sur les cheveux toute la journée. Ce n'était que pour traverser le village et acheter des provisions. Elle trouverait un autre moyen de se colorer les cheveux plus tard. Pour l'instant, elle devait accepter les choix qui s'offraient à elle, qu'elle le souhaite ou non.
Cleena prit une grande inspiration avant d'enfoncer ses mains dans la terre mouillée et d'en sortir deux petits tas. Elle tenta de ravaler son dégoût face à cette situation et approcha ses cheveux pour y étaler la boue. Elle enduit ses mèches de haut en bas pour en imprégner la totalité de sa chevelure.
— Fais ça plus vite, on n'a pas tout notre temps.
— Facile à dire, ce n'est pas toi qui t'étales ce truc immonde sur la tête !
— Ça va, au pire des cas tu écraseras un asticot ou deux entre tes cheveux.
Cleena se mit à crier à l'idée d'avoir des bestioles sur la tête. Les insectes étaient un des seuls animaux qui existaient aussi bien à la surface que dans le monde souterrain et elle ne les appréciait pas particulièrement. Au contraire. Elle se rappela de la fois où elle s'était réveillée, car il y avait une invasion de fourmis dans sa chambre et que ces satanées bestioles ne s'étaient pas gênées pour lui marcher dessus. Son père lui avait dit en plaisantant qu'elle en avait probablement avalé une ou deux durant son sommeil. Cela l'avait traumatisée au point qu'à présent, dès qu'elle voyait une fourmi, elle déguerpissait sur le champ.
— Ne dis pas des choses comme ça ! gronda Cleena.
— Je plaisante, il doit y en avoir trois ou quatre.
Neven partit dans un fou rire alors que Cleena gesticulait dans tous les sens et tentait de le frapper pour lui avoir raconté ces horribles choses. Le jeune homme n'eut aucun mal à esquiver les coups donnés dans le vide par la princesse. Au bout de quelques secondes, il s'empara des deux poignets de Cleena pour éviter qu'elle ne salisse ses vêtements puis la fit s'asseoir à même le sol, contre son gré. Neven piocha dans la terre mouillée avant de l'étaler sur les cheveux de la fille avec soin.
— Ne bouge pas, ordonna le garçon lorsque Cleena tenta de se libérer de son emprise.
Cleena obéit et se laissa faire. Elle préférait de loin que quelqu'un s'occupe à dissimuler la couleur de ses cheveux plutôt que de le faire par elle-même. Cela prit plusieurs minutes et lorsque Neven fut satisfait du résultat, il se leva pour nettoyer ses mains directement dans le cours d'eau et Cleena l'imita.
— C'est parti, on peut réellement y aller à présent.
Neven s'aventura à nouveau dans la forêt. Cleena était fatiguée. Finalement, aucun des deux n'avait dormi et les membres de la jeune fille lui obéissaient difficilement. Elle tenta cependant de ne pas ralentir l'allure soutenue que le garçon avait imposée. Elle le suivait, lui faisant confiance sur l'endroit où il déciderait de se rendre.
De toute façon, elle ne connaissait pas le monde qui se trouvait à la surface. Elle était incapable de s'orienter dans cette végétation si vaste qu'elle ne voyait pas plus loin qu'une cinquantaine de mètres. Elle était donc obligée de faire confiance à son nouveau compagnon de route. Elle ne savait pas pourquoi elle croyait en lui, c'était comme instinctif, et il devait probablement penser la même chose.
S'il lui voulait du mal, il aurait eu l'occasion de le faire lorsqu'ils étaient seuls dans les tunnels du monde souterrain, ou bien lorsqu'elle avait fermé les yeux un peu plus tôt. Ou il aurait pu la noyer sans difficulté dans le ruisseau ou déclarer sa position aux gardes d'Ambros. Mais il n'en avait rien fait. Au lieu de ça, il lui avait sauvé la vie dans cette ruelle étroite face à ces trois hommes. Il l'avait aidée à s'échapper de Spelunca et à semer au passage l'armée de soldats qui était à ses trousses.
Les deux compagnons marchèrent plusieurs heures sans parler. Cleena était en train de dormir debout et se faisait violence pour rouvrir ses paupières à chaque battement de cils. En revanche, Neven avait l'air en forme, comme s'il avait fait une nuit complète de huit heures. Comment était-ce possible ? Était-il seulement humain ? Il semblait demander son chemin aux oiseaux de temps à autre, car Cleena l'entendait siffler puis les volatiles chantonnaient une réponse. Elle ne comprenait pas le langage des animaux, mais elle l'appréciait tout de même.
— Dis, Neven, tu ne veux pas m'apprendre à parler aux oiseaux ?
Le jeune homme se retourna, intrigué qu'elle lui adresse la parole après qu'ils aient passé plusieurs heures dans le silence. C'était comme s'il avait oublié sa présence l'espace d'un instant.
— Ce n'est pas accessible à tout le monde.
— Je ne suis pas tout le monde ! se vexa Cleena.
— Pardon, princesse.
Cleena leva les yeux au ciel, mais elle ne comptait pas démordre de son envie d'apprendre à communiquer avec les animaux.
— Sais-tu siffler au moins ? demanda Neven.
— Non, comment fait-on ?
La jeune fille tenta d'imiter son compagnon, mais aucun son ne sortit de sa bouche hormis celui que l'air faisait en sortant.
— Mais ce n'est pas possible d'être aussi nul ! s'exclama l'homme aux couteaux face à l'incapacité de Cleena de produire du bruit à l'aide de ses lèvres.
— Je ne suis pas nulle, c'est toi qui es un mauvais professeur !
— Ben voyons... C'est l'hôpital qui se fout de la charité.
Neven s'apprêta à engueuler une nouvelle fois sa compagne de voyage, comme il en avait pris l'habitude de le faire, mais il fut coupé dans son élan :
— Oh ! Regarde là-bas ! Il y a du mouvement !
Neven ravala ses paroles et se concentra devant lui. Cleena avait raison, il y avait des gens plus loin. Elle avait de bons yeux, à l'instar de ses connexions neuronales. Le jeune homme fit signe à Cleena de ralentir le pas et de ne pas faire de bruit. Elle s'exécuta, même si elle ne saisit pas tout de suite pourquoi. Lorsqu'elle entendit des voix s'élever au-dessus du chant des oiseaux, elle comprit qu'il ne s'agissait pas d'une biche égarée qui bougeait devant eux. La princesse sentit son pouls s'accélérer, qui s'accentua lorsqu'une branche craqua sous ses pieds et que Neven lui lança un regard noir.
— Qui va là ? demanda un des hommes enfoncés dans la forêt.
— Mais c'est qu'elle est jolie cette femelle, s'exclama une voix grave derrière Cleena qui sursauta.
La jeune fille se retourna précipitamment au moment même où une main vint s'emparer de ses deux poignets, l'empêchant de gesticuler.
— On va pouvoir la vendre à un bon prix, ajouta-t-il.
Avant que Neven ait pu réagir, l'homme qui avait parlé enfonça un sac en lin sur la tête de Cleena et il reçut un violent coup à l'arrière du crâne. Le manieur de couteaux tituba en tentant de rester éveillé. Mais la douleur le lançait terriblement et il finit par s'effondrer sur le sol, inconscient.