GINNY
– Un ferry-boat ?! s'exclame mon frère. Ta meilleure amie t'as traîné sur un ferry-boat ?
– Je te jure ! je confirme. Elle était outrée à l'idée que je n'ai jamais mis les pieds sur un ferry-boat alors elle m'a attiré avec un horrible subterfuge !
– Qui était ?
– Elle m'a dit qu'on allait chez le disquaire...
– C'est également comme ça qu'elle t'as traîné à la plage il y a quelques mois ?
Je prends un coussin et le jette sur Jimmy. Malheureusement, notre bonne humeur s'efface rapidement quand notre mère entre dans le salon, visiblement sur les nerfs.
– Vous êtes pas encore prêts ? s'exclame-t-elle. On doit être chez tante Susan d'ici une heure !
– Du calme maman ! réplique mon frère en sortant les clefs de voiture de la poche de sa veste en cuir. En cette saison, Seattle est vide, on va pas mettre longtemps à quitter la ville !
– Sinon on peut toujours rester à la maison, je propose.
– Non ! s'exclame notre mère. C'est Noël, et Noël c'est quelque chose qu'on fait en famille, aussi désagréable que cela puisse être.
Ce que je peux envier Octavia. Elle et son père fuient le plus loin possible les repas de famille et après nos dernières mésaventures, il a décidé de se racheter d'être un père minable et leur offrant un voyage à New York. Je suis hyper jalouse. Pendant que moi je vais me taper un repas de famille avec la famille de cul-terreux, elle va se la couler douce dans un hôtel de bourgeois en face de Central Park.
– Allez, on embarque les cadeaux et on y va !
Je pousse un soupir avant de me lever du canapé. Tous les ans, c'est la même chose : on passe une heure en voiture pour aller voir la famille de ma mère que personne ne peut supporter. Et en rentrant, ma mère passe une heure à se plaindre de tout ce qui n'allait pas dans le repas. Avec mon frère on a pris l'habitude de rédiger un bingo avant chaque détour là-bas sur lequel on base le niveau d'alcoolémie de mon frère (et le nombre de jus de fraise que je bois pour l'accompagner).
Et comme je m'en doutais, ce repas est un véritable carnage ! Heureusement que j'ai développé des techniques ultra discrètes pour rédiger des messages en cours parce que je ne sais pas ce que j'aurais fait sans eux.
– Elle te raconte quoi ? me demande Jimmy en jetant un coup d'œil à mon écran.
– Elle visite New York dans une calèche, une calèche Jimmy ! je réponds. Et elle essaie de rédiger une nouvelle, je lui donne mon avis.
– Une nouvelle sur quoi ?
– Justement, elle vient de jeter son troisième essai, je crois que la situation avec Blondie l'empêche de se concentrer.
– Elle pourrait écrire là-dessus.
– Tu crois que j'ai pas essayé de lui dire ?
Nous échangeons un regard avant de reporter notre attention sur l'échange houleux de l'autre côté de la table.
– Bien sûr que Donald Trump a toutes ses chances aux prochaines élections ! Vous avez vu ce que Obama est en train de faire avec notre économie ?!
J'échange un regard avec Jimmy avant de prendre mon verre pour boire cul-sec.
Deux heures plus tard, le repas est enfin terminé et nous passons au seul moment intéressant : l'ouverture des cadeaux ! Les enfants sont les premiers à ouvrir leurs cadeaux, par conséquent j'observe la pile de paquets devant moi avec impatience. Après bien trop d'attente, je découvre que mon frère m'a offert trois vinyles à ajouter à ma collection, cadeau qui accompagne celui bien plus impressionnant que m'ont offert ma mère et mes grands-parents, à savoir le tourne-disque de mes rêves ! Octavia m'a offert une édition ancienne d'Alice aux pays des merveilles pour "combler tes lacunes en littérature" (en réalité, elle sait que je suis une grande fan du film, et ce livre est absolument magnifique). J'ai même reçu un petit cadeau de Rosalya qui m'a offert une paire de mitaines, mais pas n'importe quelle paire : la paire de mitaines de mes rêves ! C'est une paire de mitaine en cuir avec, au milieu de la paume, un trou en forme de cœur. Elles sont si parfaites que je ne résiste pas à l'envie de les porter immédiatement.
– Bon, ça vous dit d'aller vous promener ?
Nous quoi ?
Non.
NOOOOOONNNNN !!!
– Ginny tu viens aussi, insiste ma mère.
ENVOYEZ-MOI A NEW YORK PAR PITIÉ !!!
Quelques minutes plus tard, je pleure sur le sort de mes pauvres converses cloutées qui doivent subir les affres de la balade dans les champs. Je hais ces gens qui m'infliger une telle torture !
– Ah... L'adolescence ! s'exclame mon oncle d'un ton moqueur. Tu verras Petite-Ginny, un jour tu apprécieras l'air de la campagne !
J'en doute.
Le seul air que j'aime, c'est celui pollué de la ville.
– Du coup, les vieux d'à-côté ont enfin accepté de te vendre leur ferme ?
Je lève les yeux en écoutant la discussion de mes oncles. Qu'est-ce que j'en ai à faire de leurs transactions sérieux ? Je maudis ma mère pour avoir osé m'infliger une telle punition ! Parce que oui, qui dit repas de famille, dit écouteurs confisqués.
– Pourquoi vous voulez absolument le terrain des voisins ? s'étonne ma mère.
– Leur terrain est bio, par conséquent on n'a pas le droit d'utiliser certains pesticides, bougonne mon oncle. A cause de ces écolos de merdes, nos rendements sont moins bons. Ils sont vieux et vont bientôt passer l'arme à gauche, leurs fils sont des espèces de phénomènes de foires qui préfèrent coudre des vêtements comme des pisseuses plutôt que de reprendre la ferme de leurs parents.
– Puisque c'est qu'une question de temps, pourquoi insister maintenant ? demande mon frère, les sourcils froncés.
– Le prix de l'immobilier est en baisse en ce moment, autant en profiter.
Je lève les yeux au ciel, me rappelant soudainement pourquoi je déteste cet endroit. Toutes ces guéguerres ridicules sont l'une des nombreuses raisons qui ont amené ma mère à quitter mon incapable de père, et tant mieux pour nous tous ! Il doit traîner dans le coin mais jusqu'à présent, je ne l'ai jamais croisé. Je suppose qu'à l'heure actuelle il doit être en train de trimer dans un champ ou jouer de la bouteille au bar du coin.
– Vous voulez voir le terrain ? demande l'un de mes oncles.
– C'est dans le coin ? demande ma mère par politesse.
– Oui, c'est sur la route.
Je lève les yeux au ciel, comptant les secondes qui me séparent de mon retour à la maison.
Les yeux rivés sur mes Converses, que je tente de dépoussiérer toutes les deux minutes, je n'écoute guère les éloges de mes oncles sur le fameux terrain dont ils parlent.
– Non mais regardez-là celui-là ! s'exclame-t-il. Sérieusement ? Qui porte une veste pareille ? On le croirait sortit tout droit d'une comédie musicale !
– Moi c'est surtout ses cheveux qui m'interpellent ! enchaîne oncle numéro 2. Sérieusement, on dirait une fille avec ses cheveux argentés !
Le temps que j'analyse toutes les informations, une voix surprend tout le monde :
– Tiens ! Salut Ginny !
Je relève les yeux et manque de tomber avant de me rattraper in extremis sur la manche d'un long manteau victorien.
UN MANTEAU VICTORIEN ???
– LEIGH ? je m'exclame.
Je tourne la tête et découvre, avec effroi, venant vers nous :
– LYSANDRE ???
– Petite-Ginny devient intéressante tout d'un coup, murmure mon oncle.
Je me tourne vers lui, sous le choc.
– Les vieux que tu veux dépouiller comme un mafieux c'est leurs parents ?!
Un silence pesant suit ma déclaration.
Je baisse la tête en me mordant l'intérieur de la joue pour me maudire d'avoir osé dire une chose pareille. C'est alors qu'un éclat de rire attire mon attention.
– Ça a le mérite d'être clair, commente Leigh.
– Vous vous connaissez ? s'étonne mon oncle.
– Ginny est au lycée avec mon frère, et ma petite-amie la traîne souvent dans ma boutique.
Il se tourne vers moi et ajoute :
– Ravie de voir que son cadeau te plait...
– Oh euh... je commence en baissant les yeux sur les mitaines. Oui, elles sont super belles.
Il me sourit avant de lancer un regard à son frère. Puis il se tourne vers le reste de ma famille qui observe cet échange d'un air bien désagréable.
– Je sais que c'est le jour de noël et que normalement c'est un jour que l'on passe en famille mais je suis sûr que nos parents seraient ravis de vous offrir un verre... pour parler business.
– En échange, on vous emprunte Ginny, ajoute Lysandre.
DITES OUI PAR PITIÉ
WAIT
NON
DITES NON PAR PITIÉ
JE VEUX RENTRER CHEZ MOI !!
– Ce serait avec plaisir, répond avec hypocrisie mon oncle.
Génial, maintenant j'ai l'impression d'être une vache à lait qu'on vend en échange d'une bouteille bon marché.
– Parfait, répond Leigh en m'entrainant vers Lysandre derrière la barrière de leur terrain.
Je lance un regard noir à mon oncle avant de me détourner de leur attention.
– Alors, c'est toi la gothique paumé dont ils parlent tout le temps, commente Leigh.
– Apparemment, je réponds avec une soudaine envie de mourir.
– On comptait faire une balade en cheval, tu te joins à nous ? demande Lysandre.
– Etant donné qu'on vient de te sauver de la compagnie de ton horrible famille, c'est plus un ordre qu'une question, ajoute Leigh.
– Je suis jamais monté sur un cheval et je compte pas le faire.
– Tu peux monter avec Lysandre si tu veux.
PUTAIN C'EST PAS LE MEC DE ROSALYA POUR RIEN !
Tuez-moi.
– Euh... je commence.
À quel moment me suis-je transformée en Hannah Montana ?
– Je suppose que j'ai pas vraiment le choix ?
– Bien sûr que si ! me contredit Leigh en désignant mes oncles s'éloignant du pré. Tu peux toujours retourner avec eux.
– NON ! je m'écris.
Lysandre me lance un sourire qui se veut rassurant et monte sur un cheval beaucoup trop grand pour moi à la robe marron. Puis il s'avance vers moi et me tend sa main.
Tuez-moi.
– Dis-toi qu'au moins, tes chaussures seront épargnées, dit-il avec un léger sourire pour m'encourager.
Je lui réponds d'un sourire avant de saisir sa main. Je ne m'attendais pas à ce qu'il ait autant de force mais il me tire jusqu'à lui, me faisant monter sans aucun mal sur l'animal. Il reprend aussitôt les reines et suit son frère vers les bois bordant le pré.
– J'ignorais que tu avais de la famille ici, dit-il.
J'essaie de calmer la bouffée de chaleur qui me saisit en me rendant compte que je suis plaquée contre lui, ses deux bras m'entourant. Il ne manque plus que la robe bouffante et on pourrait me prendre pour l'une des héroïnes romantiques des livres d'Octavia.
– Ma mère a grandi dans la ferme d'à côté, je réponds. On est parti en ville quand je suis arrivée au collège, après qu'elle a divorcé de mon père.
– Et cela ne te manque pas l'air de la campagne ?
– Absolument pas ! je réponds aussitôt. Je déteste cet endroit, j'ai l'impression de redevenir cette enfant bizarre qui passait son temps à jouer avec ses Barbies devant les Winx parce que c'était la seule chose qu'elle pouvait faire sans avoir à se salir les mains dehors. Personne ne comprend mon intérêt pour la musique et ils pensent que je ne pourrai jamais réussir à devenir manager comme je le rêve.
– Je te comprends, répond Lysandre. C'est pour ça que j'ai emménagé avec Leigh dès mon entrée au lycée, je préfère largement la vie à Seattle qu'ici... Même si j'avoue que mes parents me manquent souvent.
– Cela ne doit pas être facile de vivre loin de ses parents comme ça, je confirme. Ils avaient l'air sympas à la réunion parents-profs.
– Je suppose qu'il y a largement pire, confirme Lysandre.
Un silence s'installe entre nous mais étonnamment, il n'est aucunement gênant. À vrai dire, il se pourrait même que cette balade devienne le moment le plus intéressant de mes vacances...