NATHANIEL
– Alors, est-ce que Monsieur le Délégué a quelque chose à déclarer ?
– Laisse-moi tranquille Peggy, je réponds en refermant mon casier plus sèchement que d'ordinaire.
Je la laisse à ses questions et pars m'enfermer dans la salle des délégués. Avec mon absence de ces derniers jours, j'ai pris du retard aussi bien dans mes devoirs que dans ma paperasse de délégué. Je laisse tomber mon sac par terre et tire l'une des chaises pour m'asseoir. Je cale ma tête entre mes mains et laisse échapper un long soupir.
Ces derniers jours ont été un véritable calvaire.
Je le savais. À l'instant où Ambre a invité chez nous Octavia pour satisfaire sa lubie débile de se faire remarquer par tout le monde, je savais que c'était une mauvaise idée. Je suis pratiquement sûr que son père était dans le coup lui aussi. À l'instant où le coup de mon père a résonné dans la maison, je savais qu'elle l'entendrait. Je savais qu'à l'instant où Octavia découvrirait tout, elle ne pourrait pas s'empêcher de s'en mêler. Mais je lui ai quand même tout révélé. Comment ai-je pu être aussi idiot ? Cette fille se mêle de tout, tout le temps, elle est impulsive et ne supporte pas de voir les autres souffrir.
Quelle ironie que ce soit ce qui me fait l'aimer soit aussi ce que je déteste le plus chez elle.
Si elle n'avait rien dit, tout serait resté normal. Mon père aurait continué à avoir ses excès de colère, certes, mais il n'y aurait pas ce climat de menace latente régnant en maître dans la maison.
J'ai été stupide de croire qu'elle pourrait comprendre, qu'elle pourrait, pour une fois, rester loin des problèmes. Mais non, elle a plongé droit dedans ! Et maintenant c'est toute ma famille qui paie.
La porte s'ouvre et je n'ai pas besoin de lever les yeux pour savoir qui vient d'entrer. Bien sûr qu'elle est venue me voir dès qu'elle est arrivée au lycée, j'aurais dû me douter que c'était débile d'espérer qu'elle reste loin de moi.
– Je me disais aussi que c'était étonnant que tu ne sois pas venue me voir, je marmonne.
Je lève les yeux vers elle et reste interdit quelques secondes. J'ai appris à reconnaître son niveau de détresse avec le temps. Et les cernes qu'elle tente de cacher sous une couche épaisse de maquillage me relève qu'elle se sent presque aussi mal que moi.
Presque.
– Tu as fini par comprendre que j'ai fait tout ça parce que je tiens à toi ? réplique-t-elle d'un ton qui se veut neutre en croisant les bras sur sa chemise blanche non repassée agrémentée d'un nœud papillon.
Si c'était le cas, tu ne m'aurais pas trahi.
– Tu n'as pas le droit de dire ça, pas après m'avoir trahi.
– Nate...
Pas ce surnom, tout mais pas ce surnom.
– Je sais que tu m'en veux mais crois-moi-
– STOP ! je la coupe en me redressant. Tu n'as aucune idée de ce que tu as déclenché ! La police est venue chez moi, Octavia, la POLICE. Ils ont emmené mon père et m'ont posé des questions. J'ai cru que mon père allait avoir une attaque.
Elle pince les lèvres et je me doute qu'elle se retient de balancer l'un de ses sarcasmes du type "au moins ça règlerait le problème définitivement" ou "comme ce serait dommage", se doutant que cela n'arrangerait pas la situation entre nous.
– Alors... reprend-t-elle, hésitante : Tu leur a tout avoué ?
– Bien sûr que non ! je m'exclame. Je ne veux pas que mon propre père aille en prison !
Elle fait un pas vers moi et je dois détourner le regard pour éviter le sien. Elle n'a pas le droit de faire ça. Elle n'a pas le droit de venir dans cette pièce, de m'implorer de son magnifique regard de jade, pas après tout ce qu'elle a fait.
Après cette nuit que nous avons partagé, j'ai sincèrement cru que quelque chose se passait entre nous, qu'il y avait une chance, même infime, pour que, peut-être, elle puisse ressentir la même chose que moi. Mais si c'était le cas, elle n'aurait pas trahi ma confiance.
Pire encore, elle ne l'aurait pas fait en racontant tout à Castiel.
Quand je suis rentré du commissariat hier soir, ma mère était en panique. Elle a passé une bonne heure à me demander comment avais-je pu me confier à des gens comme ça. Quand je lui ai demandé de qui elle parlait, ma mâchoire s'est décrochée quand elle a parlé de "ce garçon aux cheveux rouges".
– Mais Nate... murmure Octavia dans un souffle. Ça veut dire que tu vas continuer de subir ses coups ? Que tu ne vas vraiment rien faire ?
Qu'est-ce que je pourrais faire ? Jeter ma mère et ma soeur dans la pauvreté ? Mon père en prison ? Elle ne comprend pas. Elle pense que mon histoire est similaire à la sienne mais il n'en est rien ! Mon père n'est pas quelqu'un de foncièrement mauvais, il ne me ferait pas de mal par pur sadisme comme son beau-père le lui en faisait. Elle s'est trop impliquée personnellement et maintenant, c'est à moi de régler ça.
– Peut-être que toute cette histoire va le faire réfléchir... je rétorque.
Elle ne semble pas y croire, et au fond, je dois admettre que moi non plus. Le regard qu'il m'a lancé au commissariat hier soir... Il m'a fait froid dans le dos.
Pourquoi a-t-il fallu qu'elle gâche tout ?!
– Peut-être... murmure-t-elle. Dans ce cas je n'ai pas à regretter d'avoir pris cette décision.
Qui essaie-t-elle de convaincre ? Moi ? Ou elle ? Parce qu'elle ne semble pas convaincue par ses propres paroles.
– Tu ne vois vraiment pas plus loin que le bout de ton nez, hein ? je m'exclame, hors de de moi.
Elle fronce les sourcils.
– Ma famille paye le prix fort dans cette histoire, j'explique. Ma mère et ma soeur se sont retrouvées seules. Elles sont complètement déboussolées ! Mon père a toujours pris soin d'elles, de la maison, de tout, elles ne comprennent pas !
Elle s'apprête à répliquer mais j'enchaine :
– Et si jamais tout ça s'apprend, mon père perdra son travail !
– Alors fais en sorte que tout ça n'est pas servi à rien ! réplique-t-elle, retrouvant cette rage que j'aime-que j'aimais tellement. Nate, ce n'est pas à toi de t'inquiéter des conséquences des actes de ton père !
– Mon père revient à la maison ce soir, j'essaierai de lui parler pour rattraper tes bêtises ! je rétorque. Mais même si les choses s'améliorent entre lui et moi, sache que je ne te pardonnerai jamais ce que tu as fait. Tu es allée loin cette fois.
Mes mots sont durs, et je ne pensais vraiment pas être capable de les sortir. Mais comment pourrais-je accepter quelqu'un qui m'a trahi de cette manière ? Je lui ai fait confiance, je lui ai confié ce que je n'ai jamais confié à personne et au lieu de garder cela pour elle, elle a jeté mes paroles et ma confiance comme on jette un objet usagé.
– Nathaniel... murmure-t-elle d'une voix tremblante.
Je passe devant elle sans un mot et quitte la pièce. Je doute d'être assez fort pour l'affronter une seconde de plus. Je ne pourrais supporter de la voir pleurer par ma faute. C'est moi qui devrait être en colère contre elle, pas l'inverse. Elle n'a pas le droit de s'accaparer MON drame et en faire l'une de ses nombreuses fêlures.
Les premières toilettes que je trouve sont vides, je sors mon jeu de clefs de mes poches et verrouille la porte et je commence à faire les cents pas. La tentation d'envoyer mon poing contre un miroir est insoutenable. J'ai besoin de frapper quelque chose, de canaliser cette violence qui dort en moi. Je ferme les yeux, passe la main dans mes cheveux et essaie de me calmer. Mais cette fois, la coupe est pleine et je ne peux résister plus longtemps. La violence est la seule manière que j'ai de régler mes problèmes, c'est tout ce qu'on m'a appris et je me hais pour ça. Je ne veux pas être cette personne. Je ne veux pas être un danger pour les autres.
Mais à l'instant où ma main rencontre le mur, la pression qui s'est accumulée ces derniers jours s'atténue enfin.