Extreme Ways - Moby
Le vent glacial de décembre, accompagné d'un crachin qu'on pourrait penser breton, me cinglent le visage. Je resserre mon long manteau contre moi en frissonnant.
Un à un, nous montons l'escalier étroit qui mène à la passerelle reliée à l'avion. Nos valises en soute ont déjà été triées et chargées, nous ne conservons que nos petits bagages dans la cabine.
— À tout à l'heure les jeunes ! nous apostrophe Sophie.
— À demain, plaisante Oli.
Nous ne travaillerons pas ensemble, puisqu'avec Karine elles officieront en classe affaires.
Dans un balai millimétré, chacun rejoint son poste et entame les vérifications d'usage. En un temps restreint et en suivant le plan d'armement, je m'assure de la présence dans ma zone de tous les équipements de sécurité, qu'ils sont en nombre suffisant et en bon état. Extincteurs, cagoules de protection respiratoire, gants ignifugés, lampes torches, gilets de sauvetage, mégaphone, ceintures bébés, défibrillateur, trousse de premiers secours... Tout y passe !
Je veille également à ce que les interphones fonctionnent dans les deux-sens - qu'on puisse m'appeler, mais aussi que l'on reçoive mes appels à l'avant de la cabine. L'éclairage d'urgence est testé partout dans l'avion, jusque dans les toilettes. En même temps que nous effectuons ces contrôles de sécurité, nous procédons à des vérifications de sûreté. C'est à dire, qu'aucun objet suspect n'ait été introduit à notre insu : sous les sièges, dans les pochettes ou les coffres à bagages, et même à l'intérieur d'un four.
Comme on nous l'apprend pendant la formation : un individu mal intentionné n'a besoin de tromper notre vigilance qu'une seule fois, là où nous devons être constamment en alerte.
Depuis le 11 septembre 2001 - période que je suis trop jeune pour avoir connu, cependant - les mesures de contrôle ont été sévèrement renforcées. Maintenant, la porte du cockpit est même blindée afin de résister à des impacts de balles. Rassurant, n'est-ce pas ?
Lorsque je me relève après avoir terminé mon inspection, je suis tout essoufflée ; ça doit être le stress. Des mèches rebelles se sont échappées de mon chignon banane.
— Tu as terminé ? me demande gentiment Thierry.
D'un œil avisé, il est en train de compter les cassolettes, ainsi que les prestations équipage. D'après ce que j'ai entendu, une erreur dans le chargement hôtelier n'est pas si rare. Et personne n'a envie de prendre le risque que des clients se retrouvent sans repas durant près de huit heures de vol...
Ils risqueraient de mordre.
— Oui, checks sécurité-sureté OK !
— Pareil ici ! renchérit Oli, de l'autre côté de l'allée.
Les autres membres d'équipages en éco donnent tour à tour confirmation et Thierry informe Myriam via l'interphone que nous sommes prêts pour l'embarquement. La cabine affaires a été plus rapide que nous, car la CCP s'exclame immédiatement au micro :
— Premiers PAX dans deux à trois minutes.
PAX, pour passagers, bien entendu.
Un dernier regard dans le miroir des toilettes et je me poste à ma porte, prête à les accueillir.
Quand on y pense, ce métier est une vraie représentation de théâtre. On revêt notre costume (l'uniforme) pour interpréter un rôle (celui d'ambassadeur de la compagnie). À partir du moment où les spectateurs (clients) arrivent, on se met en condition et on monte sur scène. Alors, on est plus totalement soi-même. On devient une figure rassurante, quelqu'un sur lequel on compte pour résoudre les problèmes où lorsqu'une urgence survient.
L'uniforme aide grandement à se mettre dans la peau du personnage. Le nôtre, bleu marine (avec des galons pour les gradés), rappelle l'armée. Il réaffirme l'autorité de l'équipage, ce qui m'est bien utile du haut de mes vingt et un ans...
C'est Christian Lacroix qui l'a dessiné. Oui, dessiné, uniquement. Car pour ce qui est de la fabrication, elle a eu lieu en Chine, au mieux... Enfin, je ne me plains pas. La robe est ravissante. Intemporelle. Un nœud rouge me cintre la taille et apporte une touche plus glamour. Il est assorti à mon rouge à lèvres, et au badge sécurité-safety épinglé sur ma veste.
— Bienvenue à bord d'Air Liberté, monsieur ! Welcome aboard, madam...
Et c'est ainsi pendant tout le temps que dure l'embarquement.
— Oui l'allée de droite, tout à fait. Vous serez au hublot. Avec plaisir.
Tandis qu'en compagnie de Thierry, je salue, informe et rassure les plus anxieux de nos passagers, Oli s'active dans le galley. Il enfourne les repas à toute vitesse, car une fois que nous aurons décollé, ça sera le rush.
Peu à peu, le flux de clients se tarit. Nous embarquons les derniers retardataires, procédons au comptage, puis fermons la porte. Pile à l'heure ! La passerelle s'éloigne déjà de la carlingue.
Soudain, Myriam prononce dans le PA cette phrase tant de fois entendue lorsque je n'étais encore qu'une simple passagère :
— PNC aux portes, armement des toboggans et vérification de la porte opposée.
À ce signal, je me rends à mon poste, soulève le cache transparent et fais glisser le levier dans la partie rouge. En reculant, je vérifie que l'indicateur en bas de la porte a bien viré au jaune. Cela signifie qu'elle est correctement armée et que le toboggan se déploiera si jamais nous avons besoin de l'ouvrir lors d'une évacuation. Je réalise ensuite un demi-tour et vais jusqu'à celle d'Oli ; pour éviter un oubli, nous devons toujours procéder à des vérifications croisées.
Quand Myriam lance la Conf Call via l'interphone, je l'informe que nos portes sont correctement armées, et elle nous confirme que tout est en ordre sur son écran. Je raccroche, mais pas le temps de souffler : Thierry remonte l'allée vers nous, deux démo kit à la main.
— Les écrans sont en panne, peste-t-il. Myriam va rebooter le système en vol, mais en attendant, il va falloir que vous fassiez la démonstration de sécurité !
Tandis que Myriam procède à l'annonce d'accueil, mes battements cardiaques s'accélèrent. La poisse ! Nous avons effectivement appris à faire la démo en formation, mais on a dû s'entrainer trois ou quatre fois à tout casser. C'était il y a des semaines déjà... Et je n'ai pas tellement envie de me planter pendant que des dizaines de passagers ont les yeux braqués sur moi.
— C'est quoi déjà l'ordre ? paniqué-je. Sorties, ceinture, gilet, masque ?
— Non : sorties, ceinture, masque puis gilet, récite Oli.
Thierry nous scrute comme des incapables.
— Vous me ferez le plaisir de relire votre manuel tous les deux. C'est : ceinture, sorties, gilet et masque.
Je fronce les sourcils.
— T'es sûr ?
— Je suis chef de cabine, je te rappelle. Merci bien, dit-il en nous tendant le matériel pour clore le débat. Allez-y, maintenant ! Vite !
Oli et moi allons nous positionner face aux passagers. À la hâte, je dépose le petit sac sur un siège vide et prends un air sérieux. L'avion recule et pivote sur lui-même pour le roulage. Campée sur mes talons, je me tiens à la cloison. Pourvu que je ne trébuche pas !
La voix de Thierry s'échappe alors des haut-parleurs :
— Mesdames, Messieurs, les consignes de sécurité vont vous être présentées, merci de nous accorder quelques instants d'attention. Nous vous informons que les membres d'équipage portant un insigne rouge sont chargés d'assurer votre sécurité à bord. (Puis suit la version en anglais :) Ladies and Gentlemen, we will now show you the safety procedures. May we have your attention for a few moments. We inform you that crew members wearing a red badge are in charge of your safety onboard.
J'inspire un grand coup en essayant d'ignorer toutes les paires d'yeux levées vers moi ; je dois rester concentrée. J'attrape la ceinture de démonstration et la brandis à hauteur de mon visage juste quand ça commence :
— Les issues de secours signalées par un panneau Exit sont situées de chaque côté de la cabine : à l'avant, au centre, à l'arrière. (Merde, ce c'est pas ce qu'il avait dit ! En stress, je balance la ceinture et pointe les issues, très en retard sur le tempo.) Un marquage lumineux au sol vous indiquera le cheminement vers ces issues. En cas d'évacuation, laissez tous vos bagages à bord.
Je regarde vers le fond de l'appareil et aperçois un sourire irrépressible sur le visage de Thierry tandis qu'il lit l'annonce. Il nous a bernés ! À côté de lui, Cathy, une autre hôtesse de classe éco, est morte de rire.
— Emergency exits are located on each side of the cabin : at the front, in the center and at the back. A floor level lighting will guide to the exits. In case of evacuation, leave all your belongings behind.
Cette fois, pas question de me faire avoir. Je me souviens de l'ordre exact : ceinture, masque et gilet. Très fière de déjouer son plan, je montre l'usage de la ceinture puis du masque à oxygène avec aisance. Ne reste plus que le gilet. M'attendant à ce que Thierry l'ait volontairement emmêlé, je le déplie avec un peu d'avance. Puis je l'enfile prestement au moment où il annonce :
— Passez la tête dans l'encolure, attachez puis serrez les sangles. Une fois à l'extérieur de l'avion, gonflez votre gilet en tirant sur la poignée rouge.
Sereinement, je m'exécute.
Un claquement sec éclate dans l'air - PSHHHHHH. Je sursaute.
Tout à coup, ma tête se retrouve enserrée à l'intérieur du gilet qui s'est gonflé ! La capsule de gaz était chargée... Je sens le rouge me monter aux joues. Les passagers éclatent de rire, certains applaudissent, et d'ici, j'entends les autres PNC de l'arrière rigoler comme des baleines.
Ils nous ont bien eus, ces enflures !
Suis sûre que les écrans ne sont même pas en panne...
Je me retourne vers Oli, debout dans l'autre allée. Je ne parviens pas à retenir mon sourire en le voyant lui aussi gonflé tel un Bibendum : on a l'air de deux gros dindons ridicules.
Quelque chose me dit que ce vol va être mémorable...
***
Et vous, votre avis? Vous pensez que ça va être mémorable ? x)