𝐀𝐒𝐓𝐄𝐑𝐒 | Tome 1 | LES D...

By Valia-Moronoe

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À Bryvas, les miracles sont trempés de sang. Ils sont appelés Asters : ceux capables de puiser dans l'Éther... More

ASTERS
PROLOGUE
Chapitre 1 : Squat Alphecas
Chapitre 2 : Maraudeurs
Chapitre 3 : Visite
Chapitre 4 : Lucent
Chapitre 5 : Entrevue
Chapitre 6 : Hóplite
Chapitre 7 : Ficelles
Chapitre 8 : Attaques
Chapitre 9 : Soda
Chapitre 10 : Révélations
Chapitre 11 : Fahrenheit
Chapitre 12 : Accident
Chapitre 13 : Dette
Chapitre 14 : Provocation
Chapitre 15 : Enclenchement
Chapitre 16 : Proposition
Chapitre 18 : Service
Chapitre 19 : Questionnements
Chapitre 20 : Inattendu
Chapitre 21 : Asteropides
Chapitre 22 : Chantage
Chapitre 23 : Confrontation
Chapitre 24 : Demande
Chapitre 25 : Battle
Chapitre 26 : Approche
Chapitre 27 : Influence
Chapitre 28 : Faveur
Chapitre 29 : Intervalle
Chapitre 30 : Alerter
Chapitre 31 : Attaque
Chapitre 32 : Cineád
Chapitre 33 : Engrenage
Chapitre 34 : Accords
Chapitre 35 : Trajet
Chapitre 36 : Miroirs
Chapitre 37 : Dérailler
Chapitre 38 : Azur
Chapitre 39 : Reconsidérer
Chapitre 40 : Recours
Chapitre 41 : Jonctions
Chapitre 42 : Étincelle
Chapitre 43 : Âme
MOT DE LA FIN

Chapitre 17 : Incursion

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By Valia-Moronoe



VARMANTEUIL –



Une pluie torrentielle rinçait l'abri, dégoulinant à grandes eaux sur les parois. La buée avait couvert le vitrage du panneau publicitaire contre lequel Cineád s'appuyait, attestant de la chaleur qu'il dégageait en permanence. Les non-Asters autour de lui, trop habitués aux miracles de la métropole cosmopolite, ne lui prêtaient aucune attention. Les bandes ébènes sur sa peau auraient pu lui valoir quelques coups d'œil, mais les manches en jean noir de sa veste les couvraient.

La galopade de courtes pattes griffues sur le bitume mouillé lui fit décrocher les yeux du défilé de voitures. Un éclair de fourrure rousse et trempée passa en trombe devant ses jambes, dépassa l'abribus, puis stoppa brusquement sa course dans un dérapage accompagné d'éclaboussures. Trottinant sous la pluie, un Shiba à la robe rouge vint s'abriter sous l'aubette. Ses halètements canins laissaient pendre sa langue rose entre ses babines, tandis que ses flans palpitaient. Il se posa tout contre Cineád, et s'ébroua vigoureusement de la tête à la queue.

Irrité contre les maîtres incapables de tenir leurs clébards, l'Aster le repoussa sans ménagement de sa jambe. Le chien riposta en claquant des maxillaires à quelques millimètres de son pantalon. Surpris par la hargne de la bestiole, Cineád découvrit les dents sur un sifflement d'intimidation, et se vit répondre par le grondement ténu qui fit frémir le museau blanc et doux. S'il s'était trouvé seul, il n'aurait pas hésiter à le chasser d'une salve de flammes.

L'arrivée du bus interrompit sa piteuse escarmouche avec un chien perdu. Il s'en crut débarrassé quand il se fut frayé un passage parmi l'encombrement de passagers, or le spitz se faufila jusqu'à lui après la fermeture des portes, et se coucha à ses pieds, tête levée vers lui. La lueur un peu trop intelligence qui animait ses yeux sombres fit tilter Cineád. Tu te fous de moi ? siffla-t-il mentalement.

Il ne s'était même pas écoulé une semaine depuis que la détectrice de mensonge était venue récupérer ses frangins, et il avait de nouveau l'un de ses symbiotes dans les pattes. Au moment le plus inopportun. Car quelques stations plus loin l'attendaient deux membres de Rigel.

Peu enclin à s'adresser publiquement à un chien, il se déplaça d'un pas, de sorte à écraser sous sa semelle l'épaisse queue enroulée. Le Shiba glapit, puis planta les crocs dans le cuir de ses boots. Cineád secoua le pied pour le faire lâcher prise.

— Macaque, l'identifia-t-il à voix basse.

Celui-là était trop teigneux pour être le jumeau qui l'idolâtrait. Il ignorait quelle lubie l'avait poussé à le suivre, mais il comptait bien le faire déguerpir sitôt qu'ils seraient descendus du bus, quitte à devoir lui filer un coup de botte dans l'arrière train.

L'intempérie s'estompa le temps qu'ils parviennent à Hamalex, l'arrondissement voisin de Montheclives. Des éclaircies trouaient la chape nuageuse. Cineád s'éloigna de quelques pas de la station, le gamin toujours sur les talons. Il claqua alors des doigts à son adresse.

— Toi, fous le camp.

Le Shiba se borna à se gratter vigoureusement l'oreille de sa patte postérieure. Avant que Cineád ne puisse songer à un moyen plus dissuasif de le chasser, deux silhouettes s'avancèrent à sa rencontre.

— Je ne savais pas que tu avais un chien, s'amusa Oswald, parapluie suspendu au bras.

L'incendiaire s'apprêtait à nier, quand il avisa la façon dont la femme à ses côtés observait l'animal. Il jura mentalement. Sous sa forme canine, l'Essence du garçon était à peine décelable. Seul se distinguait son lien à l'Éther, qui pouvait aisément le faire passer pour une forme de Thērion : ces bêtes et ces créatures issus d'élevages astériens. Or Sahira Razès était une esthésive hors norme. Soit la classe d'Aster possédant les perceptions les plus fines en matière d'Éther. Il doutait qu'elle s'y trompe.

Cineád attendit sa réaction avant de se risquer à répondre. Elle s'accroupit d'un mouvement distingué, et tendit la main vers le Shiba. Sa prestance naturelle, la bonne facture de son tailleurs bleu saphir, trahissaient ses origines. Sahira descendait d'une longue lignée d'Asters affiliés aux Cebalraï. Les Razès avaient prospéré parmi les hautes sphères de la Constellation, jusqu'à ce que celle-ci se retourne contre eux. L'esthésive avait treize ans quand elle avait été séparée de ses parents et abandonnée par la société astérienne. Désormais âgée de trente-sept, elle n'avait rien perdu de sa dignité.

Le bleu gris de son regard tranchait avec sa complexion foncée, d'une riche teinte cacao. Une multitude de tresses ornées d'anneaux dévalaient son dos, leur extrémité colorée se mariant avec ses iris. Elle possédait des traits empreints de noblesse. Sa bouche était fière, et ses pommettes conféraient de l'aplomb à sa figure.

— C'est dangereux de l'amener, fit-elle observer alors que le Shiba lui reniflait les doigts. Qu'est-ce qu'il fait là ?

— Il reste avec moi pour le moment, éluda Cineád. Vous comptez me dire pourquoi vous m'avez fait venir ?

À sa grande satisfaction, Sahira ne chercha pas à insister, et se redressa.

— Oswald ne t'a pas expliqué ?

Il jeta un coup d'œil incriminateur à l'alchimiste.

— Il m'a juste dit que vous aviez besoin de moi.

— On a un peu de marche à faire, intervint le concerné. Je suggère qu'on éclaircisse ça en chemin.

— Comme tu veux, mais je vous préviens : c'est la dernière fois que vous m'appelez sans me dire dans quoi on s'embarque. Je me souviens pas avoir accepté de rester à votre dispositions.

— Toutes mes excuses, lui dit Oswald d'un ton qui n'en contenait aucune.

Cineád abaissa le regard vers le métamorphe, dans l'espoir qu'il se décide finalement à déguerpir. Déguisant son insolence sous une désaffection toute canine, le Shiba l'ignora royalement, et emboîta le pas aux deux autres. Excédé, il ne put que rouler des yeux avant de les suivre.

Sahira considéra d'un air intrigué le chien qui trottait près de ses jambes. Elle semblait pourtant résolue à ne pas questionner l'incendiaire, fidèle à l'implicite règle de discrétion établie entre les membres de Rigel. D'autant que Cineád avait déjà prouvé son engagement auprès de la Constellation.

Une demi-heure plus tard, le trio flanqué du clebs mouillé s'immobilisa devant le parc dépourvu d'enceinte qui ceignait une petite clinique à l'abandon. En cette partie si reculée de Bryvas, il s'agissait du seul immeuble à se dresser parmi les pavillons de banlieue résidentielle. Derrière les arbres plantés sur un terrain en cruel manque de tonte et d'élagage, le bâtiment de quatre étages, en proie à la sénescence, présentait un aspect sinistre.

D'après les explications d'Oswald, la Constellation Becrux, implantée à Hamalex, y gardait un Thērion non homologué. Réputée comme la confrérie du vivant, Becrux s'imposait en virtuose des arts liés à la faune et la flore. Ses serres fructueuses fournissaient les trois autres Constellations en composants plus ou moins illicites. Elle comptait en outre les derniers Asters capables de produire et maîtriser les Thērions. Principalement vendus à des fortunés comme animaux de compagnie ou de garde, ils nourrissaient depuis longtemps les rumeurs. Cela faisait ainsi des décennies que des créatures échappées des locaux de Becrux étaient supposées rôder dans les rues.

Sahira était néanmoins parvenue à dénicher le spécimen déficient qu'ils cachaient ici. Résolus à s'en emparer, elle et Oswald avaient fait appel à l'incendiaire afin qu'il les aide à mater la bête. Cineád s'avança le premier sur l'allée goudronnée menant à un parking envahit d'arbrisseaux.

— Ils l'ont vraiment enfermé dans un coin aussi facile d'accès ? observa-t-il avec scepticisme. On dirait un spot d'urbex amateur.

— C'est ce qui en fait l'endroit idéal, rétorqua l'esthésive. Les pilleurs ont déjà emmené tout ce qui pouvait avoir de la valeur, et les riverains sont trop habitués au bâtiment pour s'y intéresser. À la limite, des urbexeurs étrangers à Bryvas pourraient vouloir y faire un tour... ils rejoindront juste les milliers d'avis de recherche en cours.

— Et si l'U.R.I.A.A vient fouiner, ils pourront pas relier le terrain à Becrux, comprit-il.

— Exactement.

Des gouttes éparses recommencèrent à troubler les flaques alors qu'ils gagnaient les portes de la clinique. Peu apte à affronter une bête enragée, Oswald déclara qu'il les attendrait sous le porche. Cineád ne se donna pas la peine de tenter de convaincre le Shiba de faire de même. Si la petite teigne voulait risquer sa fourrure, c'était son problème.

À l'intérieur, ils retrouvèrent l'atmosphère grise et humide du dehors. Les lieux baignaient dans un silence qui incita Sahira à murmurer lorsqu'elle déclara :

— Il y a des protections en place. Le Thērion est contenu entre les murs, mais il n'est peut-être pas entravé.

Autrement dit, à présent qu'ils avaient franchi le seuil, la créature pouvait les assaillir à tout moment. Un sérieux froid et létal imprimait la figure de l'esthésive. Macaque promenait nerveusement sa truffe au sol, reniflant avec attention.

Ils traversèrent le hall et s'engagèrent dans les couloirs aux murs carrelés de blanc jusqu'à mi-hauteur. Au-dessus des carreaux, le plâtre se décollait par morceaux, et des boursouflures de laine de verre s'épanchaient par les crevaisons. Curieuse analogie avec le pus séché suintant d'une plaie.

Les salles devant lesquelles ils passaient étaient encore équipées. La stérilisation rigoureuse et la stricte propreté d'antan se retrouvaient dans le relatif état de préservation du matériel et des locaux. Les immondes couleurs des peintures se devinaient encore : jaune moutarde, vert caca d'oie, bleu chimique. Des papiers jonchaient le lino ciré. Une odeur d'antiseptique flottait toujours dans l'air, et Cineád en vint à se demander s'ils ne respiraient pas de l'amiante.

Ils avaient à peine investit le second étage que le spitz suspendit brusquement son pas et se ramassa sur lui-même, bandant les muscles sous son échine hérissée. Ses pupilles se dilatèrent alors qu'il découvrait les crocs sur un grognement continu. Percevant lui aussi la tension subite qui se répandit dans le couloir, Cineád se tint prêt à relâcher ses flammes, tandis que Sahira se positionnait en retrait.

— Bon chien, susurra-t-elle, confirmant l'instinct du gosse.

Ce qui émergea alors d'une chambre, pour leur apparaître dans le jour fade, était une aberration.

Le Thērion possédait un corps lourd de félin, au poil couleur de sang séché. Sa crinière terne dégageait une puanteur de charogne. Incrustés dans sa tête léonine, ses globes oculaires fouillaient le monde derrière la cataracte qui les vitrifiait. Ses muscles paraissaient mal ajustés sous sa peau galeuse : il se déplaçait comme si ses articulations se disloquaient à chaque mouvement. De part et d'autre de ses flancs, des ailes membraneuses, à la peau lacérée, traînaient au sol.

— Oh, il est pas très réussi, constata Cineád avec un reniflement moqueur.

Un filet de bave s'écoula du coin des babines putrescentes, s'étirant presque obscènement. Le Shiba se mit à reculer. Les grondements dont vibrait son poitrail trahissaient davantage de terreur que de férocité.

La créature macabre fut prit d'une convulsion écœurante, et Cineád pressentit sa prochaine action avec une acuité irrécusable. Ça allait tenter de s'en prendre au gosse.

Le Thērion ouvrit grand la gueule, dévoilant une triple rangée de dents acérées. Avant qu'il ne put bondir, l'incendiaire saisit d'une main le Shiba par la peau du cou, et le tira en arrière. De l'autre, il projeta une bordée de flammes bleues. Le souffle brûlant qui emplit le couloir fit reculer Sahira d'un pas supplémentaire, bras croisés devant son visage. Les feuilles volantes tapissant le sol furent réduites en cendre, et le carrelage se couvrit de suie.

Désorienté par la chaleur, l'éblouissement, et l'odeur de calcination, la Manticore envoya à l'aveuglette sa queue segmentée dans le brasier. L'aiguillon franchit la distance qui la séparait du trio pour s'abattre autour d'eux. La furie du dard lacéra le faux plafond, démantelant la structure légère sous ses coups. Suspente, rails, et plaques de polyuréthane s'effondrèrent dans une pluie de métal, de polymère et de poussière. Le spitz couina, ensevelit sous l'éboulis de décombres.

Deux pouces d'organe vulnérant s'enfoncèrent dans le bras de Cineád au moment où il se projetait sur le côté afin d'esquiver la pointe destinée à son cœur. Brûlure et douleur se propagèrent concentriquement sous sa manche déchirée. Il renâcla, puis exécuta un vif revers de main. Une formidable bouffée de flammes déferla en rugissant vers le Thērion. Des crissements de cuticule accompagnèrent la rétractation de la longue queue de scorpion. L'aiguillon s'arracha à la chair de l'Aster dans une giclée de sang.

Il s'empressa de faire affluer son Essence à travers ses veines. Le flux ignescent embrasa ses marques, les rendant atrocement cuisantes autour de ses muscles, mais Cineád s'acharna à le concentrer pour brûler le venin. Sans attendre d'être certain que cela suffise, il se lança après la créature.

Contraints de rester en mouvement afin d'esquiver les attaques de l'autre, ils passèrent à travers murs et planchers comme deux sinistres. Les matériaux inflammables dont était composé l'édifice étaient trop gorgés d'humidité pour prendre feu, mais la quantité de fumée qu'ils dégageaient finit par s'accumuler dans les pièces, viciant l'air et réduisant critiquement la visibilité. Salve après salve, la Manticore se replia au bout de l'enfilade de salles dévastées.

Essoufflé, Cineád perçut soudain l'altération qui se produisit dans l'Éther ambiant. Un courant froid se déployait dans la clinique. Il reconnut l'œuvre de Sahira. Les effets de son Arété courraient comme des doigts glacés le long de sa colonne et lui retournaient l'estomac.

Le Thērion le sentit également. Au milieu de l'écran de fumée, il se mit à produire des raclements de gorge enragés, puis revint à la charge avec une hargne démente. Cineád s'évertua à l'éviter, circulant tout autour de la bête, et s'efforça de l'acculer en l'assaillant de torrents cérulés.

Les attaques de la Manticore se firent moins ciblées. Elle s'agitait et brassait de ses ailes les volutes gazeux, comme pour se débarrasser d'agresseurs invisibles. L'estomac toujours noué, tout son corps hérissé, Cineád devina que les spectres de Sahira était à l'œuvre. Un endroit pareil devait avoir connu assez de morts pour lui fournir des matériaux de premier choix.

Le coude crochu d'une des ailes du Thērion, réduit à un flou brun, fusa alors droit vers son crâne. Il inclina la tête si vite que ses cervicales craquèrent. La pointe de kératine lui frôla la tempe, incisant sa peau en une estafilade nette et aiguë. Il généra une nouvelle trombe de feu, qui passa à gauche de la créature pour s'écraser en ronflant contre un mur. La Manticore ne s'occupait même plus de lui. Dans un élan d'ultime résistance, elle s'ébroua avec une plainte rauque, et s'effondra lourdement au pied de Cineád.

Il recula jusqu'à s'adosser contre le montant d'une fenêtre dentelée de verre brisé. D'une longue expiration, il autorisa son corps irradiant de chaleur à se relâcher. Bien qu'il n'en éprouve pas la fraîcheur, l'air pluvieux qui s'engouffrait pas les vitres percées exerçait une caresse salvatrice sur la légère pellicule de sueur dont il était couvert. Il pissait le sang, mais les plaies lui paraissaient superficielles.

D'un pas de chatte attentive à ne pas se salir les coussinets, Sahira apparut dans l'ouverture béante que la corpulence de la Manticore avait pratique non loin de la porte. Elle croisa les bras devant le corps inerte.

— Oswald termine de s'occuper de la fumée, dehors, et il va monter pour emballer ça, indiqua-t-elle. Désolée, mais je dois garder ma prise dessus jusqu'à ce qu'il arrive.

Cineád essuya du dos de la main l'entaille qui lui picotait la tempe, et jeta machinalement un coup d'œil à l'extérieur. Au lieu de s'élever au-dessus de la clinique, pour signaler leur présence à la manière d'une balise fumigène, la fumée serpentait vers le porche. Oswald allait l'absorber à l'intérieur de ses bulles, grâce auxquelles il parvenait à se jouer de l'espace.

Peu disposé à endurer la nausée que lui causait l'Arété de Sahira jusqu'à ce que leur acolyte les eut rejoint, l'incendiaire décréta :

— Je me tire, alors.

— Merci pour ton aide, lui dit l'esthésive au passage, d'un ton plus pontifiant que reconnaissant.

La fumée se tarissait déjà, évacuée par la multitude de courants d'air qui traversaient le bâtiment de part en part. Cineád fouilla l'étage où il avait laissé le gosse. Il songea un peu trop tard qu'il serait désigné comme principal suspect si quoique-ce-soit lui arrivait.

Une forme fluette était prostrée derrière une civière roulante. Cerné par les décombres du faux plafond dont il s'était extirpé, le collégien enserrait ses genoux repliés entre ses bras, le regard hagard.

Cineád remonta le couloir jusqu'à lui, ce qui ne suscita aucune réaction de sa part. À son grand soulagement, le gamin paraissait indemne, si l'on omettait sa nudité et la poussière qui le maculait. Il n'aurait pas voulu expliquer à la détectrice de mensonge pourquoi son cadet avait fini à poil et ensanglanté.

L'incendiaire claqua des doigts devant son nez.

— Eh, morpion, t'es avec moi ?

Les yeux noirs, agrandis par le choc, se levèrent vers lui. Le gosse suivit le trajet du filet de sang huileux qui s'écoulait au coin du visage de Cineád. La clarté se fit finalement dans son regard. Il l'interrogea d'un timbre atone :

— Tu l'as battu ?

— Ouais, répondit-t-il en se défaisant de sa veste pour la jeter au macaque.

Celui-ci l'enfila avec des gestes mécaniques et mal assurés. L'extrémité lui tombait à mi-cuisses. Tandis qu'il dégageait ses mains enfouies dans les manches, Cineád piétina les plaques morcelées et les tiges brisées des suspentes, passant sous les câbles électriques qui pendaient ça-et-là, pour retracer son chemin vers le hall d'entrée. Le froissement des débris sous des plantes de pieds nues et précautionneuses fut un moment la seule indication que le collégien le talonnait.

Quand ils gagnèrent l'accueil, Macaque le lâcha tout à coup pour filer vers la portes des vestiaires, par entrebâillement de laquelle se distinguait une rangée d'armoires métalliques. Il revint un instant plus tard, un ensemble médical enfilé sous la veste, les revers de pantalon retroussés sur les sabots en caoutchouc taille enfant qu'il avait dégoté.

Cineád prit la blouse qu'il lui tendait, et usa de ses dents pour en déchirer une bande. Le gamin l'observait attentivement, la mine épatée. Il garrotta son épaule lancinante en quelques rapides tours de bandage, et le morceau de blouse restant lui servit à essuyer son visage et son bras.

La pluie avait cessé au-dehors. Des rayons à l'éclat métallique ruisselaient par les crevées qui trouaient l'ouate argentée. Pas le moindre fumerolle n'entachait l'atmosphère lavée par l'intempérie. Oswald devait déjà être en chemin pour retrouver Sahira, car il ne se trouvait plus sous le porche.

Dans le bus, l'étrange paire dépenaillée qu'il composait avec le garçon attirait bon nombre de regards en coin, mais son expression torve décourageait quiconque de les fixer avec trop d'insistance. Macaque s'était réfugié dans un silence hébété, encore trop secoué par sa rencontre avec la monstruosité des Becrux. Cineád en conçut plus de satisfaction que d'apitoiement. L'incident devrait le dissuader de frayer avec le danger à l'avenir. Avec un peu de chance, il se cantonnerait enfin à sa petite existence rangée et sage.

— Bon, ton petit numéro de chien errant, c'était une fois pas deux, bien compris ? martela-t-il tandis que les avenues défilaient.

— Je jouais pas au chien errant, bougonna le gosse. Je savais pas où aller, alors je t'ai suivi.

Sa déclaration fit froncer des sourcils perplexes à Cineád.

— Comment ça tu savais pas où... ouais, nan, peu importe. La prochaine fois que tu pars en vadrouille, fais-le loin de moi.

De retour à Varmanteuil, ils descendirent à la même station. Le squatteur prit le chemin d'Alphecas, et commençait à se demander à quel moment le gosse bifurquerait pour retourner chez lui, quand une exclamation triomphante leur parvint :

— Kaya, ils sont là !

Une silhouette d'enfant, copie conforme de celui emmitouflé dans sa veste, se profilait au coin de la rue qu'ils remontaient. La vue de son jumeau accourant à toutes jambes tira brusquement Macaque de sa prostration. Il étira un large sourire aux incisives espacées, puis s'élança à la rencontre de son double, ses chaussons en plastique pataugeant dans les flaques. Les collégiens se heurtèrent de plein fouet et s'étreignirent à en perdre l'équilibre, dans des effusions de joie telles qu'ils semblaient se retrouver après des années de séparation.

Derrière eux, leur aînée s'avançait à grande enjambées, smartphone collée à l'oreille, avertissant manifestement quiconque était à la recherche de l'infernal élément perturbateur que celui-ci était de retour. Elle ne lâcha pas Cineád du regard alors qu'elle parcourait la distance qui la séparait de ses cadets. Il ne décela ni surprise, ni colère, dans ses yeux bruns et pénétrants : seulement une tension et une fatigue qu'il avait déjà relevé lors de leurs précédentes rencontres ; peut-être plus accentuées, mais il ne pouvait en être sûr, il ne s'y était pas vraiment arrêté. Pourtant il se dégageait d'elle une sorte de tonus naturel, que rehaussaient les reflets cuivrés de sa chevelure.

Ses prunelles bondirent de l'estafilade courant sur la tempe de Cineád, au bandage improvisé autour de son bras, qui avait commencé à s'imbiber de sang. Une série de questions inquiètes défila sur ses traits anguleux. Sans cesser de jeter des coups d'œil en biais au squatteur, elle se pencha pour examiner son frère. Ses doigts dégagèrent les boucles châtains emmêlées sur son front, puis ses mains passèrent sur ses épaules, et terminèrent par envelopper celles du gamin dans les siennes. Un rituel de vérification et de réconfort dont la spontanéité était révélatrice du rôle qu'elle tenait dans la fratrie.

Elle se redressa une fois qu'elle eut constaté qu'il ne présentait rien de pire que des égratignures, et Cineád eut la surprise de voir l'hostilité de son expression s'amenuiser.

— Qu'est-ce que je te dois, cette fois ? interrogea-t-elle en haussant les sourcils avec une pointe d'ironie. Des remerciements ou une plainte ?

Il se prit à lui renvoyer un sourire cynique, appréciant de pouvoir couper court à toute dramatisation superflue. Mains dans les poches, il répliqua avec une désinvolture railleuse :

— Je sais pas, demande à celui qui utilise son Arété pour suivre les gens sous forme de clebs, et s'est retrouvé au milieu d'un règlement de compte.

C'était une version des faits exagérément édulcorée, mais exacte malgré tout. Il avait bel et bien réglé ses comptes avec Becrux en s'en prenant à leur création. Cineád laissa les iris acajou de la détectrice de mensonges scruter les siens, afin qu'elle confirme la véracité de ses dires. Elle écarquilla alors les yeux.

— C'est pas vrai ? se récria-t-elle avant de lâcher un grognement excédé. Basile, mais qu'est-ce qui t'a prit ?

Peu disposé à assister à la scène familiale qui s'ensuivrait, Cineád allait planter là le trio pour regagner le squat et traiter décemment ses plaies, lorsque son petit admirateur s'exclama :

— Oh ça y est, Isaac arrive !

À l'insu complète des deux monozygotes, l'atmosphère bascula en l'espace d'un demi-battement de cœur. Leur aînée jeta un coup d'œil réflexe dans la direction indiquée par son cadet. L'individu qui descendait la rue, sur le trottoir opposé, était trop loin pour que Cineád discerne autre-chose qu'une figure floue, mais il identifia tout de même la carrure et l'allure du dirigeant d'Alphecas.

— Régulus, articula-t-il sourdement.

La jeune femme plissa des paupières en l'entendant prononcer le nom de la Constellation. Cette fois, leurs regards se rencontrèrent en une véritable commotion. Car il venait de découvrir la connexion de la fratrie avec Isaac Sadar, et qu'elle ne pouvait ignorer les heurts qui s'était produit entre lui et les Regulus. Dans ces circonstances, ils avaient tous les deux conscience que mêler Sadar à l'incident induirait à coup sûr une escalade incontrôlable de la situation.

Le meneur des Régulus avait déjà toléré trop d'incartades de la part de Cineád, et ne le laisserait pas s'en tirer à si bon compte. Sans compter qu'il risquait de le soumettre à un interrogatoire épineux concernant ce qu'il était allé trafiquer à la clinique où le gamin l'avait suivi. Or le squatteur ne se soumettrait pas docilement à l'autorité de Sadar, et la détectrice de mensonge savait jusqu'où pouvaient aller ses rebuffades.

L'expression de cette dernière était ferme, mais limpide. Il lut distinctement le message silencieux qu'elle lui communiquait : elle ne tenait pas plus que lui à ce que les choses dégénèrent. Ils s'entendirent sans un mot, sans ciller, avant même que les jumeaux, lancés sur le passage piéton, eurent rejoint Sadar.

Cineád s'autorisa un souffle appréciateur, tandis que les commissures de ses lèvres s'étiraient. Cela le changeait de se voir confronter à quelqu'un qui ne possédait ni la fibre justicière, ni la tare criminelle, et choisissait l'accort de non-agression.

— J'ai l'impression qu'on va se revoir, finalement, lâcha-t-il sournoisement.

— Je crois bien, répliqua-t-elle en écho à la parodie de salutations échangées lors de leur dernière rencontre.

Là-dessus, le squatteur se détourna pour se soustraire à l'attention du dirigeant des Régulus avant que celui-ci ne puisse le reconnaître. Il s'empressa d'entamer un détour afin de regagner le squat, goûtant à la note étrangement divertissante sur laquelle se terminait son expédition. 









Un chapitre un peu plus long que d'habitude, mais je préférais ne pas le couper en deux.

Il m'a donné un peu de fil à retordre sur plusieurs points mais j'ai adoré l'écrire et notamment exploiter la Manticore !

Sahira, une autre membre de Rigel apparaît enfin !

Et puis bien évidemment, nouveau tournant pour Cinead et la fratrie Terebros...

J'espère que ce chapitre vous a plu ! Pensez à voter si c'est le cas, ça fait très plaisir, et n'hésitez pas à laisser un commentaire, c'est toujours motivant !



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