Comme Laura fixait ses pieds, elle ne vit pas l'intrus approcher. Elle prit conscience de sa présence quand ses chaussures s'encadrèrent dans son champ de vision — noires, lacées – et que la pluie cessa brutalement de lui tremper la tête. Elle regarda d'abord le parapluie, puis son propriétaire, qui lui décocha un sourire interdit, teinté d'humour mais aussi d'une ombre de souci.
— Docteur Woodward. Je vous attendais mais je pensais que vous arriveriez de l'intérieur.
Samuel Heath inclina la tête sur une question non formulée, tandis que Laura serrait les lèvres sur un demi-millier de jurons imagés. Vêtu de son duffel coat rouge vif, il portait toujours un trois pièces élégant en dessous. Le contraste ne manquait pas d'un certain charme.
— Vous êtes trempée. Est-ce que tout va bien ?
Elle n'osait pas imaginer à quoi elle devait ressembler, miséreuse, les cheveux filasses collés au visage, et le pantalon marbré. Elle n'avait même pas songé à relever son capuchon.
— Je n'ai pas trouvé de taxi.
Il haussa un sourcil théâtral, sans se départir de son sourire.
— Vous me cherchiez ? continua-t-elle, avant qu'il ne puisse ajouter quelque chose.
— Oui. Pour ne rien vous cacher, j'avais espéré un appel, un message... et comme rien n'est venu, et que je suis persévérant...
— Je ne passerai pas à la télé, Monsieur Heath, je vous l'ai dit.
— Pourquoi ne pas écouter ma proposition, avant de décider ?
— Et on m'a mise en garde contre vous.
Son sourire s'effaça.
— Le docteur Ubis, je parie.
Elle hocha la tête.
— Il a l'air d'avoir une opinion très tranchée vous concernant.
— C'est peu de le dire. Et je suppose que vous allez prêter foi à ses calomnies.
Elle ne répondit pas tout de suite, le jaugeant. Il ne paraissait pas furieux, juste déçu, mais ne semblait pas davantage prêt à renoncer.
— Elles sont fondées ?
— Vous me posez la question, à moi ? Bien sûr que non ! Mais je vous raconterai la petite histoire, si vous le voulez... Autour d'un bon repas ?
Il plaçait ses pions, avec un aplomb stupéfiant. Le journaliste avait manifestement l'habitude qu'on lui résiste, mais aussi de remporter la partie.
— Je suis trempée, vous l'avez dit vous-même.
— Je mettrai le chauffage des sièges dans la voiture. Vous serez sèche en moins de dix minutes.
Refuse, refuse, refuse, songea-t-elle. Refuse.
— Je dois aller fermer la morgue.
Ranger un dossier compromettant que j'ai abandonné sous une pile de radiographies.
— Je peux attendre, dit-il avec un haussement d'épaules.
Elle se demanda depuis combien de temps, déjà, il campait à l'entrée de l'Institut.
— Je suis de garde. Nous pourrions être dérangés à tout moment.
— Je suis prêt à prendre le risque. Le jeu en vaut la chandelle.
Elle passa les mains sur son visage, décontenancée par ce qui ressemblait à un compliment glissé l'air de rien. C'était du grand n'importe quoi, bien sûr. Il n'aurait pas dépareillé en couverture d'un magazine de mode, elle avait des airs de chien mouillé. Il était évidemment intéressé... mais dans le fond, elle aussi. Elle avait besoin, d'urgence, de se changer les idées.
— Vous savez quoi ? D'accord.
Le sourire qui bourgeonna sur son visage n'avait rien de surpris : il avait toujours su qu'elle allait capituler.
— Mais ça ne m'engage à rien.
— Bien sûr.
— Et vous me raconterez pourquoi Ubis vous déteste.
— Volontiers.
— Alors ça marche.
Heath lui tendit une main gantée de cuir, elle la serra cérémonieusement pour sceller leur pacte, puis il l'accompagna jusqu'au perron couvert de l'Institut. Lorsqu'il lui ouvrit la porte, elle fut surprise de ne pas lui en vouloir pour ce geste suranné.
Samuel Heath conduisait une petite voiture électrique de couleur prune. Il s'était servi de sa carte de presse pour la ranger sur un espace réservé, et quand Laura s'assit à ses côtés, elle réalisa qu'il avait profité de son absence pour chauffer l'habitacle. Dix fois, dans la morgue, elle avait songé à trouver une excuse pour se débiner, mais dix fois, la curiosité et le besoin de s'aérer l'esprit avaient pris le dessus.
À présent, elle avait du mal à croire à la tournure qu'avait pris la soirée. Elle avait fréquenté pas mal de gens au cours de sa carrière, mais jamais ce genre de personnage. Même l'odeur de son véhicule avait quelque chose de raffiné qui lui était étranger. Sans parler de la musique. De son costume décalé. Il conduisait avec une sérénité qui dénotait dans la circulation chaotique de la fin de journée.
Il monta soudain sur l'autoroute et elle réalisa, stupéfaite, que pour la deuxième fois de la journée, elle s'était engagée dans l'espace privé d'un homme dont elle ne savait rien.
Comme une oie blanche.
Qu'est-ce qui lui était passé par la tête ? N'était-elle pas bien placée pour savoir ce qui arrivait aux femmes crédules qui distribuent leur confiance au premier venu ?
— Où allons-nous ?
— Vous aimez les fruits de mer ?
Elle écarquilla les yeux de surprise.
— Vous m'emmenez à Snowvern ?
Il sourit.
— Nous y en serons en moins d'un quart d'heure. L'air est plus respirable, la promenade de la digue magnifique en cette saison, et j'y connais au moins trois excellents restaurants.
— Vous me sortez le grand jeu.
— Bien sûr ! Pour qui me prenez-vous ?
— Et si je suis rappelée ?
— Les morts sont morts, non ?
— Ce n'est pas aussi simple que ça...
— Ah bon ?
Il haussa les sourcils avec la même exagération qu'un peu plus tôt.
— Mais ça tombe bien, vous allez justement pouvoir tout m'expliquer.
Son sourire en coin l'obligea à en rire.
Cise à une vingtaine de kilomètres de l'agglomération new-trenanne, la cité balnéaire de Snowvern résistait à la décrépitude qui avait gagné la métropole. Laura ne l'avait pas placée sur la liste de ses priorités touristiques car c'était un endroit situé totalement hors de sa zone de confort. En sortant de la voiture, elle songea à l'état de ses vêtements, de sa coiffure, à son absence totale de maquillage. Heath aurait pu la ramasser sous un pont.
Ce dernier la protégea de son parapluie et lui offrit son bras, qu'elle refusa d'une grimace. Loin de s'en formaliser, il la guida vers l'entrée d'un restaurant discret. Dès qu'il entra, Laura comprit qu'il en était un habitué et elle se demanda combien de ses conquêtes d'un soir il avait déjà emmenées dans cet endroit. Un serveur en livrée les délesta de leurs manteaux, puis les guida jusqu'à une table près de la baie vitrée, qui donnait sur la digue et au-delà, la mer enténébrée.
Laura nota le petit signe « réservé » que le serveur empochait et Heath lui adressa un de ses sourires enchantés. Elle lui répondit en secouant la tête.
— Vous aviez réservé ?
— J'anticipe.
— Pendant que je rangeais la morgue, rassurez-moi.
Il ne répondit rien et préféra attraper le menu que lui tendait le serveur. Son regard était explicite. Laura attendit que l'employé se soit éloigné avant de poursuivre.
— Vous étiez à ce point sûr de vous ?
— Au pire, je serais venu manger seul. Ça n'aurait pas été la première fois.
Ce flegme assuré. Spectaculaire. Laura l'envia d'emblée.
— Qu'est-ce que vous prenez comme apéro ?
Apéro, carrément. Elle sentait venir l'entrée, plat, dessert. Elle baissa les yeux sur les couverts en espérant qu'elle parviendrait à identifier l'usage de chacun. Elle allait devoir choisir son plat avec finesse pour ne pas se donner en spectacle. Le homard était hors de question.
Ils commandèrent rapidement, elle suivit ses conseils, il décida du vin après lui avoir laissé l'initiative, ce qu'elle apprécia. Tandis qu'il discutait cépage avec le sommelier, elle laissa son regard courir sur la digue au dehors. Laura n'était pas très portée sur Noël, mauvais souvenirs d'enfance, mais les illuminations qui jalonnaient la promenade de la digue étaient magnifiques, procession de formes abstraites, de cristaux de neige et d'oiseaux stylisés, à la fois sobres et enchanteresses.
— Nous pourrons aller nous promener plus tard, si votre garde n'ampute pas notre soirée. Les plus belles sont un peu plus loin, à hauteur de la jetée.
Il faisait très noir mais il était encore très tôt, ils risquaient d'en avoir le temps.
Dans quoi t'es-tu embarquée ?
Heath lui tendit son verre et ils trinquèrent.
Profite, lui souffla une petite voix. Ça n'arrive pas tous les jours.
Le champagne était divin, elle sentit sa chaleur se diffuser en elle comme un nectar magique, apaisant ses dernières inquiétudes. Le visage d'Heath se para d'une gravité qui ne lui allait pas parfaitement bien.
— Bon, commençons par nous débarrasser d'Ubis, annonça-t-il.