Deux jours étaient passés depuis la déclaration de Luce. Deux jours durant lesquels la nouvelle troupe avait été plus ou moins inséparable.
Fabrice avait été heureux de tenir le rôle du chef de la bande et surtout d'être entouré par deux jolies femmes comme Claire et Angèle. Le trio avait eu de nombreux moments de discussion sur la plage.
Ravi d'avoir des amies féminines pouvant lui expliquer la vision des femmes, il avait apprécié qu'Ange ne soit pas là à le solliciter toutes les deux secondes pour un nouveau pari. D'ailleurs, il avait été tellement bien qu'il en avait même ignoré les appels de son père. Fabrice était en vacances et n'avait pas envie d'entendre une mauvaise nouvelle.
Luce et Ange quant à eux avaient fait des efforts pour ne pas se chercher mutuellement. Car bien que leurs intentions étaient plus pures désormais, la tension était parfois encore palpable. Cependant, Fabrice, Claire ou bien Angèle l'avaient bien remarqué : les deux gens avaient fait des progrès.
De bêtes sauvages enragées, ils étaient passés à des bêtes plus ou moins dociles.
— Non ! Hors de question que je monte sur cette merde.
Bon, disons plutôt qu'ils avaient fait quelques progrès...
— Je t'en prie Luce, tu ne risques rien. Il connait son boulot quand même le mec. Allez, viens !
Désormais que le duo avait quitté le trio pour monter sur un bateau, Luce ne se sentait plus du tout bien. La jeune femme avait entendu Claire s'esclaffer avec Fabrice. Puis le bruit du moteur de l'engin lui avait fait comprendre que les trois amis avaient quitté la terre ferme pour la mer. Et alors que Luce devait maintenant faire confiance à Ange et un parfait inconnu, la brune était perdue et effrayée.
— Qui te dit qu'il a vraiment son permis ?
Luce entendit le soupir d'Ange.
— Oh mais t'es pas possible ma parole ! C'est un professionnel, Luce. Tu entends ? Un professionnel. Il ne va rien nous arriver.
Bien sûr, la jeune femme fut agacée par cette réplique.
— Oui, bah toi, je te rappelle que tu as tes yeux pour voir ! Pas moi !
Le nouveau soupir d'Ange fut grand. Car au fond de lui, il venait de comprendre que Luce replongeait, une fois de plus. Malgré les discours qu'elle avait tenus, elle n'y arrivait pas. Peut-être n'y arriverait-elle jamais...
— Bon écoute, tu veux la faire cette sortie, oui ou merde ?
Le visage de sa Pocahontas se figea. Visiblement, il venait de la prendre de court.
— Ben oui ! répliqua-t-elle tout de même
— Très bien, alors tu te tais et tu suis.
Sans plus attendre, l'homme attrapa la main de la jeune femme pour la guider. Ange essaya de ne pas s'attarder sur la peau douce de la brune, mais en vain. Car il n'avait désormais plus envie de la lâcher.
Ce fut une Luce plutôt fragile qui s'élança sur la planche pour rejoindre le voilier. Aussitôt eut-elle quitté la terre ferme qu'elle serra la main d'Ange.
— Je suis là, murmura Ange contre son oreille.
Le frisson qui la parcourut ne fut pas causé par sa peur, contrairement à ce que pensa l'homme. Mais plutôt la proximité du blond.
— Elle me donne la main, la p'tite dame ?
Cette nouvelle voix, beaucoup plus grave et sèche rompit la bulle dans laquelle Luce venait d'entrer.
— C'est bon, je m'en occupe ! déclara durement Ange.
La jeune femme fut rassurée d'apprendre que son compagnon de vacances n'allait pas la lâcher pour la laisser être traînée par un parfait inconnu aux allures impatientes.
— Comme vous voulez, mais vous savez, le bateau n'est pas tout à fait...
L'homme n'eut même pas le temps de finir sa phrase. Luce venait déjà de s'entraver. Fort heureusement, Ange avait été rapide et la tenait désormais dans les bras.
— Alors, comme d'habitude, je fais une petite visite des lieux avant le lancement. Je tiens à rappeler qu'on ne touche qu'avec les yeux.
Si Ange se figea à l'entente de cette phrase et fit les gros yeux au ship master, le concerné ne sembla pas se rendre compte de la maladresse de son intervention.
— Toucher qu'avec les yeux, répéta faiblement Luce en serrant les dents.
— Ici, vous avez le balcon avant. Les gens adorent venir ici, la vue est superbe.
Le soupir de Luce fut tellement grand que cette fois-ci, le capitaine de navire comprit.
— Pardon m'dame, j'avais oublié que vous ne voyez pas.
Luce prit sur elle pour ne pas dire que ce n'était pas une obligation de rappeler son handicap. Mais la main d'Ange, toujours sur elle, lui fit comprendre qu'il ne voulait pas d'embrouille.
— Compte tenu de la situation, je vais faire une exception pour vous m'dame. Vous êtes autorisée à toucher l'équipement, mais m'sieur, veuillez faire attention à ce qu'aucun accident n'arrive.
Une fois de plus, la brune se sentit démunie. Comme à chaque fois qu'elle allait en quelque part, on lui faisait comprendre qu'elle n'était qu'une handicapée qui devait être chaperonnée pour ne pas faire de dégâts.
— Est-ce qu'on pourra toucher à la barre franche ? demanda Ange pour changer de sujet.
— Eh bien, c'est moi qui navigue. Mais... Si je supervise, disons que cela peut se faire. A condition que ce soit une fois bien éloignés de la côte.
Ange remercia l'homme d'un signe de tête.
— Est-ce que je continue la visite ou bien ?
— J'aimerais m'asseoir, répliqua Luce.
Faire le tour d'un lieu qu'elle ne pouvait pas voir mais n'avait pas vraiment l'autorisation de toucher ne l'intéressait pas. Certes, le professionnel avait dit qu'il ferait une exception, mais justement, Luce ne voulait pas être vue comme une exception, juste comme un individu parmi d'autres.
— Très bien, dans ce cas, nous allons partir ! déclara le ship master. Tenez-vous bien, apparemment, la première fois, ça remue un peu.
Tenant toujours la main d'Ange, la jeune femme prit une grande inspiration. Mais au final, ce fut plus la sensation de flotter qui surprit Luce plutôt que les secousses du démarrage.
— Ça va ? demanda Ange.
Luce fut incapable de savoir si elle était charmée par le côté protecteur de l'homme ou bien agacée par le message de handicap qu'il balançait, une fois de plus.
— Luce ?
La jeune femme soupira et se défit de la main du blond.
— Je gère.
— Comme tu veux, trancha Ange, incapable de résister à l'envie de se décaler pour s'éloigner de la jeune femme.
Durant plusieurs secondes, seul le bruit des collisions du voilier contre la mer rompit le silence entre les deux gens. Ange ferma les yeux pour profiter de l'air marin et de la sensation que procurait le voilier.
Le ship master ne disait rien et semblait concentré. La mer qui faisait face à eux était bien moins calme que lorsque l'homme la voyait, les pieds ancrés dans le sable. Rebelle, dense, libre, elle lui tordit le ventre. Et bientôt, Ange en arriva à se demander s'il avait bien fait de prévoir cette sortie.
Premièrement car la sortie était coûteuse. En effet, même si Luce avait dit être capable de payer sa place, il avait dit qu'il s'agissait d'une invitation et que cela allait désormais faire un sacré trou sur son compte.
Deuxièmement parce que maintenant qu'il voyait la mer telle qu'elle était vraiment, il se rendait compte que celle-ci pouvait être dangereuse.
— Comment c'est ? Hormis le vent, le bruit des vagues et des mouettes, je veux dire.
La phrase de Luce surprit l'homme qui commençait à flipper.
— Comment...
Ange réfléchit à la description qu'il pouvait donner. Puis il regarda la jeune femme. Les cheveux dans le vent, elle semblait attendre sa réponse. C'était indéniable, Luce était magnifique et ses traits, bien que toujours aussi charmants, trahissaient une certaine appréhension.
Alors doucement, le blond glissa à nouveau à côté d'elle.
— Les rayons du soleil reflètent sur la mer. C'est un peu comme si une crinière de lion dansait dans l'infinité du ciel. Les vagues sont un mélange de bleu et de blanc. C'est comme lorsque tu portes un verre d'eau trop rempli et que tu trébuches. Ça remue et tu as l'impression que tout va se déverser par terre. Sauf que là, c'est nous qui faisons office de sol.
Luce ne put s'empêcher de sourire à l'entente des comparaisons d'Ange. Il n'y avait aucun doute, l'homme faisait des efforts pour lui donner une description originale.
— Et les mouettes ?
— Je ne m'y connais pas trop en oiseaux, mais je crois qu'il n'y a pas que des mouettes.
Un nouveau sourire éclaira le visage de la jeune femme. Certes, Ange n'était pas un pro des oiseaux, mais il avait tout de même réussi à se rendre compte qu'il y avait d'autres espèces.
— Elles tournent en rond, puis font des avancées parfois, comme si elles étaient capables de voir dans les profondeurs de l'eau et qu'elles venaient de repérer un trésor.
Cette fois-ci, le cœur de Luce gonfla de bonheur.
— Merci, souffla-t-elle.
— Merci pour quoi ? s'étonna Ange.
— Merci d'avoir essayé de me faire sentir au milieu de tout ça. Merci d'avoir essayé de faire une description imagée.
Certes, Luce n'avait eu qu'une description plus ou moins maladroite pour imaginer le tableau somptueux et vivant qui lui faisait face, mais elle sentit tout de même une sensation chaleureuse gagner son cœur : Ange ne ménageait pas ses efforts pour lui rendre la sortie la plus agréable.
Luce reste Luce, c'est à dire une femme avec un mauvais caractère. Mais on sent tout de même qu'avec Ange, ils font des efforts. Et ils payent plutôt bien, non ?