7. Formes d'aliénation

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Bajir est peut-être parti vite. Peut-être qu'il a détalé au premier bruit. Peut-être, pense Bajir, que le mari d'Amelissa Mao n'est pas vraiment un fils de pute. 

Sur la rue la lumière jaune est dans les flaques. Elle est dans les nuées de mouches blanches. Elle est liquide. Autour des lampadaire. Autour des phares éteints des voitures. Aucun son, mais des explosions blanches et des flash qui découpent les immeubles. 

Quelque part avant le jour où Soch'é a été retrouvé crevé quelque part, un homme qui conduisait lui-même sa propre voiture et qui ignorait jusqu'au nom de son ministère ou de son ambassade (Bajir a oublié quel genre de ponte c'était ; c'était un ponte ; il s'appelait Maarko) parlait  métal fondu. Ça se revendait plus ou moins cher, c'était un moyen de subsistance. Bajir a des mots pleins la bouche, il ne dit rien. Fait sauter sa ceinture. Maarko à trois mètres, quatre mètres de lui. La position que prend le corps (un seul bras tendu devant soi, le reste du buste aligné en arrière) est celle des duellistes au pistolet des temps jadis : Maarko précautionneux avant de lui tirer trois ou quatre balles de peinture dans le torse. 

Maarko disait souvent, aidé par la colère, que le travail c'était une forme d'aliénation. Que de marcher c'était une forme d'aliénation. De se vêtir, de respirer, d'aimer. D'écrire de la littérature c'était une forme d'aliénation. De parler à quelqu'un. De vivre avec quelqu'un. De conduire une voiture. Et c'était une putain de bonne chose. L'aliénation, disait Maarko, c'est ce qui nous pousse à devenir. À muter. Bander, aussi, c'était une forme d'aliénation. Puis Maarko se rapprochera de Bajir, entre temps redressé, les mains sur le thorax, les mains sur la mâchoire (la douleur), renversera une bouteille en plastique dans sa bouche. Et il la crache intégralement et en plusieurs giclées dans la gueule de Bajir. 

Maarko était tout sauf un fils de pute, pense Bajir, il avait ses raisons. De cracher. De lui tirer dessus de la peinture à quatre mètres. Maarko n'était plus capable d'écrire une ligne. De bander. De formuler des pensées à voix haute. De poser sur le monde un regard clairvoyant. Il ne savait rien faire d'autre que se lustrer les cheveux en arrière et se raser le matin sous la gorge et cracher de la peinture épaisse sur des corps anguleux. Ça faisait mal mais c'était mieux que n'importe quelle autre activité qui faisait tout aussi mal et pour quoi on ne payait pas mieux. Maarko payait. Il payait mieux. Et il éclatait en sanglot quand la peinture puait. Dans son appartement d'Haussmann aux murs et au parquet recouverts de pigments. Les pigments, ça se désagrégeait sous la plante de tes pieds quand tu te réveillais la nuit pour aller pisser ou pour compter l'argent liquide sur le rebord de la fenêtre ou pour regarder la fresque qu'il t'avait craché sur le corps, à l'envers, dans la glace. Le coup d'oeil, c'était avant d'aller devoir frotter avec des pierres ou des éponges pour que ça se détache et que l'eau coule le long de toi depuis la racine de tes cheveux jusqu'aux talons de tes jambes tremblantes sous l'eau froide. Pigmentée. Mais c'était bien plus tard, le lendemain ou bien à l'aube, et c'était loin d'ici, dans une salle de bain triste à l'antépénultième étage de la rue des osselets. L'éponge, côté vert, la mère de Soch'é, deux trois étages plus bas, l'haleine ébouriffée, agacée des errances des uns et des autres mais serviable malgré tout à cette heure incertaine, elle appelait ça le gratte-gratte

BajirWhere stories live. Discover now