Hanami

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Le pétale se décrocha de la fleur, poussé par une simple brise. Si sa vie était finie, son voyage ne faisait que commencer. Le vent serait son premier moyen de transport à travers le monde qui s'ouvrait à lui. S'il avait eu des yeux et une conscience, nul doute qu'il se serait émerveillé du paysage qui s'ouvrait à lui, qu'il contemplait depuis la branche de cerisier qui l'avait fait pousser. Car c'était à n'en pas douter un spectacle merveilleux et apaisant qui se déployait en cette douce soirée d'Hanami, étrangement chaude pour la saison. Les conditions s'étaient réunies pour que ce simple pétale vive l'aventure la plus douce qui soit.

Les arbres en fleurs étalaient leurs couleurs tendres aux yeux de tous, c'était une éclatante explosion de blanc et de rose clair, qui se teintait tantôt d'or, tantôt de parme selon la luminosité déclinante de l'astre du jour. Le souffle frais qui avait commis l'affront de détacher le pétale de sa branche charriait un délicat parfum fleuri, répandant la sérénité de ce moment unique aux sens de chacun. L'herbe se courbait selon les mouvements de la brise, faisant des pelouses des mers ondulantes et agitées ; les crins des chevaux prenaient leur liberté et se laissaient emporter par Éole dans sa danse folle, tirant aux femelles de petits hennissements amusés et des sourires de bonheur pur. Ces messieurs qui les accompagnaient laissaient la simplicité heureuse de ce moment étirer leurs lèvres et leurs sentiments s'emparer de leur cœur. Le pétale put même observer un couple de loups céder à la tendresse de l'instant pour échanger une embrassade timide et passionné à la fois.

Mais le vent ne le laissa pas apprécier l'amour dégagé par ces deux âmes sœurs et l'emporta dans ses bras, explorer les branches des arbres, survoler leur faîte et côtoyer la Lune qui faisait une timide apparition, en attendant que son ami diurne daigne lui céder la place dans les cieux. Il échangea quelques mots avec la Déesse des ténèbres avant que la brise ne s'empare à nouveau de lui et ne le ramène au sol, lui faisant frôler les racines et la terre avant de le faire tourbillonner entre quelques passants épars. Une main le frôla avec délicatesse mais il l'évita avec agilité pour poursuivre sa route. Volant légèrement entre les troncs, toujours emporté par Éole, il laissait des ailes imaginaires le porter tout en savourant le vol comme s'il avait été créé dans le simple but de s'envoler ainsi dans les cieux.

Lorsqu'il toucha le sol avec douceur, il n'évita que difficilement de se faire aplatir. La pureté du rose qu'il affichait saurait-elle le préserver des passages incessants ? Le vent eu pitié de lui et, d'une rafale qui détacha nombre de ses congénères de leur nid, il lui fit reprendre une hauteur bien appréciée. Rien n'était fini, son voyage encore moins. Ce fut le délicieux chant d'un oiseau qui le charma, comme hypnotisé par les vocalises délicates, il flotta doucement jusqu'à enfin pouvoir contempler ses traits mais surtout entendre les trilles mélodieuses qui envahissait l'air. Les passants aussi s'étaient arrêtés pour l'entendre chanter la paix et le bonheur. Hanami était et resterait une pause simple et merveilleuse dans la vie de tous, c'était là que chacun pouvait profiter d'une communion pure avec la nature. Le pétale entendait bien leur rappeler ce fait et alla tournoyer autour de la chanteuse qui avait réussi à charmer son tendre cœur. La musique s'emparait des âmes, les faisait vibrer à l'unisson jusqu'à séduire les pétales libérés.

Cependant, Éole avait choisi de s'amuser encore un peu avec lui et de lui faire découvrir un plus beau joyau encore. Les notes et le vent l'amenèrent plus loin, louvoyant entre les troncs. Il aurait pu apercevoir la Lune qui s'installait timidement dans les cieux, s'il eut possédé la vue. Au lieu de quoi, il savoura simplement la fraîcheur retrouvée de l'air printanier qui le faisait voyager plus loin qu'il n'aurait jamais osé imaginer. Il flirtait avec des nuages bas qui se penchaient sur l'existence éphémère terrestre, épousait les délicieuses courbes des plus hautes branches des cerisiers et se riait des flux venteux qui espéraient reprendre le contrôle de sa trajectoire aléatoire.

Retombant plus proche du sol, la musique sembla à nouveau vouloir le guider dans ses bras. S'enfonçant entre les troncs, il n'entendit pas la délicate mélodie qui s'élevait doucement en même temps qu'il s'approchait de la source sonore. Un groupe de jeunes créatures profitait de leur éloignement du reste de la civilisation pour partager un moment calme sous les fleurs et la douce brise du crépuscule. Une jeune fennec se laissait emporter par l'intimité de ce moment, cachée aux regards des autres, ses amis exceptés ; elle laissait la musique s'emparer de son corps comme le vent guidait la voie du pétale de cerisier. La rencontre ne fut pas physique, ils partagèrent une danse au son de la shinobue dont un jeune écureuil jouait habilement sous les regards admirateurs de ses camarades.

Elle laissait les notes guider ses pattes, ses hanches, sa tête, sa queue, son âme à travers cette danse, qui n'appartenait qu'à elle et à ce pétale, osant pénétrer l'harmonie de cette chorégraphie improvisée. Il longea son échine, laissa le passage d'une griffe le faire tourbillonner jusqu'à ce que le vent le reprenne dans sa course, le fasse épouser les mouvements de la taille fine et saluer les cuisses puis les jambes. Mais le sol n'eut pas l'honneur de le recevoir à nouveau, la danse n'était que commencée ; d'un geste, elle agita l'air jusqu'à ce que le pétale remonte, croise son regard et frôle son museau délicat. Aussitôt, elle ferma les paupières et bascula la tête en arrière, privant le monde d'un regard sombre et profondément serein, tandis qu'elle poursuivait sa danse, tantôt langoureuse, tantôt vive. Puis, d'un mouvement, elle reprit sa liberté et chassa le malheureux pétale loin de son doux pelage et de sa queue soyeuse qui flottait librement au gré du vent et de ses gestes gracieux.

Cette fugitive rencontre avait la saveur du rêve, brève et merveilleuse, le pétale pouvait finir son voyage heureux. Pris dans la toile que constituait la mélodie, le délicat promeneur choisit de céder à l'apesanteur et se laissa doucement glisser dans les poils cuivrés de la créature, là où la musique l'atteignait toujours et, plus que jamais, l'emprisonnait dans sa délicate toile de sérénité. Les notes produites par la shinobue et le battement lent du sang dans les veines de la fennec agissaient sur lui en lui faisant ressentir bien-être et accomplissement. Il le sentait autant qu'il le désirait, c'était là la fin de son périple. Éole esquissa un sourire attendri à le voir placé là et refusa à ses vents de le reprendre avec eux pour le faire repartir au loin. Pour sa part, la Lune avait remplacé le Soleil dans les cieux et le ciel au-dessus du Japon teintait les arbres d'indigo, faisant ressortir la tendresse du rose des pétales de cerisier, qui n'attendaient que leur tour pour s'envoler dans les airs.

Hanami [terminé]Where stories live. Discover now